CORONAVIRUS, UNE EXPERIENCE PHILOSOPHIQUE tribune publiée par l’Express (11 mars 2020)
TRIBUNE PUBLIEE PAR L’EXPRESS LE 11 MARS 2020
Un tsunami mental, voilà ce qu’est aussi cette épidémie. Ses conséquences immédiates ne sont pas seulement sanitaires, boursières et sociales. Bien sûr, le coronavirus va de plus en plus saturer les hôpitaux, déprimer l’économie, détraquer les marchés financiers, menacer des emplois. Mais c’est également une étonnante expérience philosophique. Moins bruyante, peut-être moins visible, dans un premier temps. Mais profonde et durable, dès qu’on y réfléchit un instant.
Dans le cours normal du quotidien, quelque chose s’est fracturé. Rien à voir avec le choc des attentats terroristes. Ni avec les violences désormais coutumières des conflits en cours. Un bouleversement encore obscur, malaisé à cerner, mais qui oblige chacun, brutalement, par surprise, à réévaluer ses cartes mentales.
Car une expérience philosophique est d’abord cela : une situation où la vie quotidienne se fissure et force à réfléchir, à reconsidérer nos évidences, à penser ce que nous laissions de côté. Celle qui nous est tombée dessus est planétaire et individuelle à la fois. Et son nom n’est pas Covid-19.
Ce choc mental pourrait bien se dénommer « hasard ». Nous éprouvons désormais, heure par heure, l’énigme de l’aléatoire. Dans un monde qui veut à tout prix l’éliminer, le voilà qui surgit, évidemment là où on ne l’attendait pas. Nous avions tous pris l’habitude de rêver en termes de « risque zéro », d’activités maîtrisées, de contrôle généralisé. Avec un zèle sans précédent, notre époque s’est ingéniée à perpétrer partout « le meurtre du hasard » – une expression que j’avais forgée il y a une bonne dizaine d’années.
Mais le hasard a la peau dure. Il revient en force. Nous devons à présent composer partout avec ce que nous ne voulions plus regarder en face : l’imprévisible, l’impromptu, l’incontrôlable. Et l’incertitude, à l’échelle mondiale comme à l’échelle personnelle.
Sous un autre angle, le choc peut se nommer aussi « liberté ». En nous confrontant à l’imprévu, à l’incertain, à l’ignorance, au doute, ce virus nous renvoie en fait à nous-mêmes, à nos décisions, nos actes responsables… notre liberté – si paradoxal que cela paraisse au premier coup d’oeil. En effet, comment serions-nous libres, alors que nous sommes exposés à une pandémie que nous n’avons pas choisie ? Alors que nous subissons des restrictions contraignantes, décidées par d’autres ?
En fait, nous avons plus que jamais à décider seuls de nos conduites, de nos trajets, de nos comportements. C’est nous qui prenons les risques, ou les précautions. Qui assumons les imprudences ou les sacrifices.
Le paradoxe est là : l’accroissement de la pression sociale intensifie la liberté, au moment même où elle paraît amoindrie. Sartre avait bien vu cette étrangeté, quand il affirmait : « Nous n’avons jamais été aussi libres que sous l’Occupation. » L’expérience du coronavirus, à sa manière, réactive concrètement les vieilles interrogations, que l’on croyait devenues désuètes, sur le déterminisme et le libre arbitre.
Et ce n’est pas tout, loin de là ! Car les rôles respectifs du rationnel et de l’irrationnel se trouvent, eux aussi, remis en jeu. Rester rationnel ne signifie pas cultiver le déni et minimiser les dangers. Car le choix n’est pas entre affolement et aveuglement. Au contraire, il est rationnel de « paniquer », si ce terme veut dire envisager les pires hypothèses afin de les éviter tant qu’il est encore temps, et non pas perdre tous ses moyens sous le coup d’une angoisse qui empêche de raisonner.
Dernier exemple de ces bouleversements sous les crânes, qui sans doute ne font que commencer : peurs anciennes et peurs nouvelles se rencontrent et se confrontent. La vieille hantise des pestes, lèpres et autres choléras n’existait plus que dans les livres d’histoire. Elle reprend du service, mais entre en collision avec nos cauchemars récents d’apocalypse, d’effondrement et de fin du monde et tend à les renforcer.
Finalement, il se pourrait que tout ce que nous avions voulu pousser sous le tapis pour n’y plus penser – les aléas de l’histoire, la fragilité de nos existences, la finitude et la vulnérabilité des vivants, les luttes toujours recommencées et leur issue incertaine, sauf la mort au bout, toujours… – nous revienne soudain, en pleine tête. En cela, c’est bien une expérience philosophique qui s’ouvre.