« Platon. Ecrits philologiques VIII », de Friedrich Nietzsche
REPAS DE FÊTE : PLATON PAR NIETZSCHE
Au moment où il publie Généalogie de la morale (1887), Friedrich Nietzsche (1844-1900) écrit à son ami de collège Paul Deussen : « Peut-être ce vieux Platon est-il vraiment mon grand adversaire ? Mais comme je suis fier d’avoir un tel adversaire ! » Car Platon (428-348 av. J.-C.), pour lui, n’est pas un ennemi à proprement parler. Plutôt un immense modèle à fuir, un grand frère à combattre. A condition d’avoir finement scruté sa puissance et ses dérives, et pris la mesure du danger, autant que du génie, de cette œuvre sans égale.
C’est ce qu’a fait, à l’université de Bâle, quinze ans plus tôt, un Nietzsche de 27 ans. Le plus jeune professeur jamais titularisé en ces lieux a consacré plusieurs fois son cours, de 1871 à 1878, à une introduction à la lecture de Platon. Ses cahiers ont été conservés. Les voici traduits, pour la première fois, à partir des manuscrits autographes. Cette publication inaugure la collection complète, en douze volumes, des Ecrits philologiques de Nietzsche. Ces travaux érudits d’un savant précoce – souvent méconnus, parfois inaccessibles depuis longtemps, ou carrément inédits – sont une mine de surprises.
On découvrira dans ce volume les débuts du grand affrontement de Nietzsche et de Platon, qui donne son axe central à la modernité, et constitue peut-être la clôture de la philosophie. Arrivé à maturité, le « philosophe au marteau » verra en Platon une sorte de chrétien avant l’heure, taxera le christianisme de « platonisme pour le peuple » et englobera les deux dans une même « haine mortelle ». A Bâle, avec ses étudiants, le professeur de philologie attaque sous un autre angle, plus subtil.
« Croire qu’on possède la vérité rend fanatique », enseigne le jeune Nietzsche
En exergue au manuscrit de ce cours, trois mots de latin, écrits très gros : « Plato amicus, sed – », « Platon est un ami, mais – ». Nietzsche s’arrête là, omet sciemment la suite de l’adage, que complète d’habitude la formule : «… mais la vérité est encore davantage une amie ». Il fait silence sur la vérité. Car ce qui la rend dangereuse, chez Platon – qui le premier inventa de la chercher coûte que coûte –, ce sont avant tout les conséquences politiques.
« Croire qu’on possède la vérité rend fanatique », enseigne le jeune Nietzsche avec une lucidité suraiguë. Il sait combien la philosophie de Platon prétend former « des concepts corrects de toutes choses ». Or « l’homme des concepts corrects veut diriger et dominer ». Très vite, sa philosophie « révèle une veine tyrannique ». Platon est donc bien « un révolutionnaire de la plus radicale espèce », ce qui n’est en aucun cas un compliment. Prétendre détenir la vérité incite à tout lui asservir. Règne de la science, des concepts, de la vérité et dictature absolue, c’est tout un ! Voilà ce que discerne, avant tout le monde, un Nietzsche qui n’a pas 30 ans. La leçon est toujours à entendre aujourd’hui, et plus encore qu’au XIXe siècle.
Bien d’autres surprises attendent ceux qui arpenteront ce cours. Nietzsche y consacre d’utiles notices à chacun des dialogues de Platon, rappelle le contexte historique, s’inspire des érudits de son temps, mêle savoir pointilleux et prises de risque. Les recherches platoniciennes ont fait bien du chemin depuis, mais nombre d’informations demeurent précieuses. Cela dit, il ne faut pas cacher que le texte, dans l’ensemble, est assez rugueux. Ce sont des notes de cours. On n’y trouve pas le style acéré des œuvres qui suivront. Pourtant, quantité de fulgurances sont là, déjà, évidentes. Le génie, dit-on.