« La Philosophie antique. Essai d’histoire », de Pierre Vesperini
Et si, en parlant de la philosophie et de son histoire, nous n’avions en tête qu’une fable récente ? On raconte, comme une évidence, que les Grecs ont rompu avec l’univers du mythe et inventé la quête de la vérité par les seuls moyens de la raison. Depuis cette antique naissance, une seule et même grande famille de philosophes se serait développée jusqu’à nos jours. Cette saga de la pensée comporte évidemment césures, métamorphoses et progrès, voire révolutions. Mais toujours – en logique, en éthique, en politique, en esthétique… – « la » philosophie serait demeurée obstinément fidèle à la raison – à sa voie comme à sa voix. De l’Athènes de Platon jusqu’aux universités contemporaines, elle n’aurait changé ni de cap ni de définition. Ni de pratiques. Du moins, pour l’essentiel.
En fait, il suffit de s’appliquer à lire sans œillères pour constater que pareil récit ne va pas de soi. Par exemple, révérer Platon, Aristote, Epicure, Sénèque et tant d’autres n’a jamais été une constante, contrairement à ce qu’on imagine. « Il n’y a pas un ancien philosophe qui serve aujourd’hui à l’instruction de la jeunesse », écrit Voltaire en 1751. En s’exprimant ainsi, il suit Descartes, Malebranche, cent autres Modernes, pour qui philosopher n’emprunte rien aux modèles anciens ni à leurs leçons. Notre représentation n’a que deux siècles : ce sont les poètes et penseurs allemands des années 1780-1830, Hegel en tête, qui ont instauré une nouvelle idéalisation de l’Antiquité et institué l’histoire en science fondamentale.
Grecs et Romains, exotiques et déconcertants
Partant de ce constat, Pierre Vesperini, chercheur au CNRS, s’est demandé ce qu’on peut bien découvrir quand on laisse de côté cette fable, qui nous empêche souvent de voir combien Grecs et Romains sont exotiques et déconcertants. Normalien, reçu premier à Normale-Sup il y a vingt ans, ancien membre de l’Ecole française de Rome, auteur notamment de Lucrèce. Archéologie d’un classique européen (Fayard, 2017), il livre aujourd’hui, avec La Philosophie antique, les résultats d’un périple époustouflant d’érudition. Et profondément dépaysant.
Car les lecteurs se retrouveront, soudain, aux antipodes de tout ce qu’ils croient. Thalès et les premiers philosophes, loin d’être des héros de la raison, se révèlent des sages inspirés, des voyants. L’Athènes classique n’est pas le temple de l’exigence de vérité, mais le lieu de la fête et du divertissement, sans autre but que le plaisir, où la philosophie est avant tout la joute distrayante des banquets de l’élite. Alexandrie, plus qu’un creuset multiculturel, se révèle le lieu d’une philosophie initiatique, à mille lieues de nos habitudes et de nos attentes. Rome ne jure que par l’éthique, le bien-vivre, mais dans le seul horizon d’une vie humaine et terrestre. Le cataclysme culturel nommé christianisme mettra fin à ce monde en valorisant la vie éternelle, horizon radicalement différent.
Foisonnant, bouleversant allègrement les perspectives convenues, cet essai impressionnant de savoir et d’intelligence n’oublie pas d’être subjectif, sensible, parfois émouvant. Inspiré de l’esprit de Michel Foucault, il ambitionne d’aller plus loin. Et, somme toute, de repenser et de déplacer ce que nous nous racontons sur la philosophie antique – et la philosophie tout court. Quelque chose du jeune Nietzsche court entre ces pages. La symphonie est loin d’être achevée, mais ce premier mouvement l’annonce héroïque. Ne ratez pas l’ouverture.