La Cabale du “Livre de l’image” et d’Abraham Aboulafia », de Gershom Scholem
VERTIGES DE LA CABALE
L’historien Gershom Scholem (1897-1982) a défriché de grands domaines peu explorés avant lui. On lui doit la redécouverte d’un grand nombre de textes et d’auteurs qui avaient contribué, au fil des siècles, à construire la pensée philosophique juive, avant de tomber dans l’ombre et l’oubli. Scholem a consacré sa vie à les porter de nouveau à la lumière. Son immense recherche, entamée dans l’Allemagne des années 1910, s’est poursuivie à Jérusalem à partir de 1923, jusqu’à sa mort. Ce travail pionnier a débouché en particulier sur la série de conférences « Les Grands Courants de la mystique juive », prononcées en 1937. Le livre qui en provient, publié en 1941 (Payot, 1950), est devenu un grand classique et se lit toujours avec un vif intérêt.
Un imaginaire vertigineux
Le savant volume qui paraît aujourd’hui est le dernier cours professé par Scholem à l’Université hébraïque de Jérusalem en 1964-1965. Au premier regard, ce travail paraît tellement spécialisé qu’on risque de ne pas en saisir toute la portée. En effet, érudits mis à part, qui s’intéresse aux spéculations de la cabale espagnole du XIIIe siècle, aux auteurs anonymes qui vivaient alors à Gerone, entre Perpignan et Barcelone, et rédigeaient d’abscons traités sous de bibliques pseudonymes ? Evidemment personne. Et c’est un tort.
Car, dès qu’on suit le guide, on découvre un imaginaire vertigineux. Y eut-il une seule et unique création du monde ? Non, disent ces visionnaires, plutôt des actes successifs de création, qui auraient généré des cycles cosmiques, des univers multiples aux propriétés chaque fois différentes. Selon ces cabalistes, dans cette longue suite d’engendrements, l’« image » des lettres de l’alphabet hébraïque – leur figure géométrique, mais également leur sens mystique – joue un rôle décisif. Les univers sont en effet créés par des combinaisons de lettres. Et leurs permutations transforment les mondes.
Une délivrance spirituelle
Ces vertiges, actifs dans le traité d’un anonyme, Le Livre de l’image (Sefer ha-Tenumah), s’intensifient dans l’œuvre d’Abraham Aboulafia (1240-1291), auquel est consacrée la seconde partie de l’étude. Auteur d’une œuvre abondante, il est aussi l’un des rares maîtres de ce courant à avoir transmis des éléments sur sa vie. Scholem rappelle qu’Aboulafia voyagea beaucoup en Méditerranée – d’Espagne en Palestine, de Grèce en Italie –, s’attrista d’avoir de mauvais disciples, et traversa surtout quantité de visions et expériences mystiques présentées comme risquées. En répétant des milliers de fois des combinaisons de lettres apparemment dépourvues de sens, il œuvrait à ce qu’il appelle le « dénouement des nœuds », une délivrance spirituelle dans laquelle l’âme quitterait ses limites sans pour autant s’anéantir, et viendrait s’unir à la source première de l’Un.
Scholem souligne que l’expression « dénouement des nœuds » se rencontre également dans des textes soufis et des traités bouddhistes, et que les techniques du souffle prescrites par Aboulafia évoquent certaines pratiques du yoga et de la mystique chrétienne. L’historien suggère ainsi que l’extrême singularité d’Abraham Aboulafia, de sa doctrine, de son entourage, se rattache sans doute à un fonds commun, traversant des univers culturels dissemblables. Ce n’est, somme toute, qu’un vertige de plus.