« La Cité et ses esclaves », de Paulin Ismard
Autant le dire d’emblée : voilà un livre dérangeant. Pas uniquement, certes. Parmi ses autres qualités, on doit souligner le savoir précis, l’intelligence aiguë, l’agilité des mises en perspective et des rapprochements. Mais sa plus vive singularité demeure le malaise inédit qu’il engendre. Au départ, une enquête d’histoire ancienne, centrée sur le statut juridique des esclaves dans l’Athènes classique. Au final, un vertigineux soupçon : la démocratie, jusqu’à nos jours, n’est-elle pas secrètement hantée par l’ombre de l’esclavagisme ? Entre les deux, un travail d’envergure.
La Cité et ses esclaves s’ouvre par l’évocation d’un texte tardif mais important, le livre VI des Deipnosophistes, d’Athénée de Naucratis (IIe-IIIe siècles), où les convives d’un banquet d’intellectuels parlent de ces gens qui les servent,assurent les tâches pratiques et rendent possible leur monde d’hommes libres. Paulin Ismard souligne combien les interlocuteurs sont conscients du rôle décisif des esclaves dans le fonctionnement économique, politique et même militaire de leur société. Elle ne tiendrait pas sans eux, ils le savent. Toutefois, ces maîtres changent rapidement de conversation : le thème est sans intérêt. L’esclavage est donc décisif, mais doit être passé sous silence… Au fil des siècles, ce dispositif est récurrent.
Effets politiques et philosophiques inaperçus
Le premier axe de cette recherche concerne l’institution juridique et sociale de l’esclavage dans la démocratie athénienne antique. L’esclave n’a pas de droits, mais doit être pourvu d’un statut juridique. Ce n’est pas un citoyen libre, mais ce corps asservi n’est pas une chose. Son maître et propriétaire est responsable de lui, le représente dans certains cas, mais ne peut être accusé des fautes qu’il aurait commises. Voilà autant de difficultés. Les solutions élaborées, nécessairement imparfaites, engendrent de proche en proche des effets politiques et philosophiques inaperçus. Pour concevoir la Cité comme système de décisions entre hommes libres, il faut d’abord avoir exclu cette « part maudite ». « Tout se passe comme si, depuis Aristote, c’était au prix du refoulement de la question esclavagiste que la tradition philosophique avait pu penser le politique », écrit Paulin Ismard.
Ce rôle de l’esclavage – à la fois présent et masqué, institué et exclu – se révèle matriciel. L’historien en suit l’ombre portée bien au-delà de l’Antiquité, et bien après l’abolition du servage. C’est le second axe de l’enquête. Le statut juridique des robots, qui a déjà fait couler beaucoup d’encre, ressemble de fort près à celui de l’esclave antique. De même, le salariat ou le système moderne de représentation politique par délégation portent eux aussi les marques de cet héritage refoulé.
« L’hypothèse est assurément dérangeante, mais il existe bien un lien étroit entre le fait esclavagiste et l’expérience de l’autonomie politique à laquelle nous attachons le nom de démocratie », conclut Paulin Ismard. Voilà qui soulèvera des discussions, suscitera peut-être quelques malentendus et récupérations. Quoi qu’il en soit, le jeune chercheur, maître de conférences à la Sorbonne, s’impose avec ce troisième ouvrage comme un maître à venir. Ses livres précédents, L’Evénement Socrate (Flammarion, 2013) et La Démocratie contre les experts. Les esclaves publics en Grèce ancienne (Seuil, 2015), ont été remarqués et primés. Celui-ci confirme qu’il faut désormais compter avec un vrai penseur.