« Sapiens face à Sapiens », de Pascal Picq
LA SAGA DE L’HUMANITÉ ET SES RISQUES
La préhistoire, on y pense, puis on l’oublie. Bien sûr, chacun sait qu’elle a existé et fut immensément longue. On admet volontiers qu’elle fut décisive. Dire précisément en quoi, et comment, devient déjà moins simple. Et l’on n’y pense plus dès qu’il s’agit de scruter le présent, ou bien d’anticiper, comme s’il n’y avait plus aucun rapport entre cette nuit des temps et les ombres et lumières de l’actualité.
Heureusement, de grands paléontologues, pédagogues et talentueux, travaillent avec obstination à rouvrir notre champ de vision. De livre en livre, ils expliquent pourquoi la profondeur temporelle est primordiale pour comprendre l’aventure de l’espèce humaine, depuis les grands singes jusqu’au dérèglement climatique actuel. Parmi ces explicateurs, à la fois scientifiques et conteurs, figurent Yves Coppens, professeur émérite au Collège de France, et Pascal Picq, qui a travaillé à ses côtés avant de développer, à son tour, une œuvre abondante et diverse.
Délitement de l’espèce
Le nouvel essai de Pascal Picq, Sapiens face à Sapiens, ne se contente pas de brosser une nouvelle fois la vaste fresque de l’évolution, éclairant ses tournants comme ses zones méconnues. En fait, ce livre s’articule autour de trois piliers. Le premier est historique et souligne combien est récent le triomphe de l’espèce Sapiens. Car, on l’oublie trop vite, sans doute parce que c’est difficile à concevoir, des humanités distinctes ont longtemps coexisté. « Il y a encore seulement 40 000 ans, plusieurs espèces humaines cohabitaient », insiste Pascal Picq. Néandertaliens et Dénisoviens, mais aussi les petits « hommes de Florès », moins de 1 mètre, et ceux de Luzon, récemment découverts, se juxtaposaient aux représentants de ce qui deviendra notre espèce. Son triomphe planétaire est donc tout récent. A l’échelle de l’évolution, Sapiens vient à peine d’envahir le globe. Lire aussi Quand plusieurs humanités peuplaient la Terre
Mais il l’a transformé suffisamment pour tout mettre en péril, à commencer par sa propre survie. Tel est l’ultime pilier de cette réflexion : Sapiens, le grand triomphateur, se trouve désormais exposé à une multitude de risques qu’il a lui-même engendrés. En effet, environnement urbain pollué, vie ultrasédentaire, alimentation hypertransformée – entre autres – laissent entrevoir un possible délitement d’une grande partie de l’espèce. Quelques dizaines d’années auraient suffi, par exemple, pour que la fertilité masculine soit modifiée notablement : la qualité du sperme n’est plus ce qu’elle était…
A pied comme en radeau
S’il ne peut prévoir l’issue de ce défi multiforme, Pascal Picq a le mérite de mettre en lumière son existence et d’expliquer son apparition. Car le pilier intermédiaire de sa démarche est en fait une méthode. Selon lui, ce qui spécifie l’humain n’est pas simplement une évolution génétique, comparable dans son processus à celle des autres espèces vivantes. Au contraire, sa singularité tiendrait à l’émergence d’une « coévolution bioculturelle ».
Sapiens produit des innovations techniques et symboliques. Si elles sont sélectionnées par le cours de l’histoire, ces nouveautés rétroagissent sur son évolution biologique. Le développement de nos gènes serait donc également social-historique et culturel. Silex et migrations – à pied comme en radeau – ont peu à peu transformé l’espèce. Ecrans et immobilité pourraient en faire autant. Mais bien plus vite. Voilà qui ne devrait pas être oublié.