« Histoire du scepticisme », de Richard Popkin
Longtemps, les sceptiques passèrent pour marginaux. Leur place était restreinte dans l’histoire de la philosophie. Bien sûr, Pyrrhon et Timon chez les Grecs, Sextus Empiricus sous l’Empire romain avaient marqué les esprits. Mais on rechignait à leur attribuer une dignité comparable à celle des stoïciens ou des épicuriens. Comment juger respectables et attirants des gens qui nient radicalement l’existence de toute vérité, ou soutiennent qu’elle demeure inaccessible ? Des extravagants, ces penseurs disant qu’aucun savoir n’est absolu, aucune science assurée… – pas des pères fondateurs. Déconcertants, sans aucun doute, mais certainement pas à prendre au sérieux. Voilà ce qu’on pensait. Même en tenant compte de la reviviscence moderne du scepticisme – depuis Montaigne au temps de la Renaissance, jusqu’à David Hume au siècle des Lumières –, on considérait comme modestes son emprise et son influence.
Obstiné et tenace
Enfin, Popkin vint. Son travail monumental a changé la donne. C’était il y a quelques décennies déjà, mais on ne finit pas d’en mesurer les conséquences. Grande figure de l’érudition américaine, professeur dans plusieurs prestigieuses universités, Richard Popkin (1923-2005) a chamboulé le paysage en publiant, dès 1960, aux Etats-Unis, L’Histoire du scepticisme d’Erasme à Descartes. Ensuite, il n’a cessé de remanier l’ouvrage, élargissant régulièrement son champ de recherche. Ainsi a-t-il d’abord prolongé l’enquête jusqu’à Spinoza, dans une nouvelle édition de 1979, traduite en français, aux PUF, en 1995.
Obstiné et tenace, le savant a ensuite ouvert la focale, en amont et en aval, pour embrasser un parcours allant de Savonarole à Bayle dans la dernière version de son œuvre, considérablement augmentée, parue en 2003 à Oxford. Ce dernier texte est aujourd’hui traduit, enrichi de trois articles sur le XVIIIe siècle rédigés par Popkin à la toute fin de sa vie.
Vertige
Le basculement global de la perspective est impressionnant. Au lieu d’une curiosité reléguée dans les marges, le scepticisme se révèle moteur décisif de toute la modernité, spirituelle comme intellectuelle. Resurgissant avec les humanistes, les arguments des sceptiques de l’Antiquité croisent notamment les questions ouvertes par la Réforme, aussi bien que les interrogations héritées du Moyen Age sur la foi et la raison. En fait, Popkin réécrit l’histoire de la pensée européenne sous une lumière nouvelle. Montaigne, puis les « libertins érudits » de l’Age classique, ensuite Descartes, Pascal, Hobbes, et surtout Spinoza, et pour finir Bayle, Berkeley et Hume… tous se confrontent à ce « spectre qui hante l’Europe », comme aurait dit Marx – mais ce n’est pas le communisme, mais le vertige que suscite le scepticisme.
Le soupçon que la vérité ne soit qu’un mirage, la peur panique que la foi, la science, la politique, la philosophie même ne tiennent plus, sombrent dans le vide, s’écroulent sans relève, ce fil rouge relie la longue diversité des systèmes. Cette crainte d’un effondrement engendre des stratégies dissemblables. Monument d’intelligence souveraine et d’érudition sans faille, cette Histoire du scepticisme les explore toutes, pas à pas. Si vous n’avez pas lu ce chef-d’œuvre, faites-le d’urgence. Il est aussi intéressant et accessible que volumineux. Très vite, grâce à lui, on ne considère plus les classiques avec les mêmes yeux.