SURTOUT, N’ÉVITEZ PAS LES CATASTROPHES !
« Tout est foutu, soyons joyeux ». C’est ainsi que le philosophe Clément Rosset condense, en dialoguant avec Alexandre Lacroix, sa conception du monde et sa conduite de l’existence. La maxime exige quelques explications. Ce qui est foutu, c’est le réel. Parce qu’il n’est jamais comme nous l’imaginons, qu’il déconcerte nos catégories, déçoit nos attentes, délite nos rêves. Malgré tout, ce cauchemar incompréhensible et frustrant est bien le seul et unique monde où nous vivons et mourons. Il est sans double, sans ailleurs, sans rectification. Les autres mondes n’existent pas, et n’adviendront jamais. Pire : ce sont des mirages nocifs.
Il est donc inutile de faire la fine bouche, et parfaitement vain de rêver de n’accepter ce réel que sous réserve d’une quantité considérable de modifications. Le projet d’éviter ces catastrophes que sont, entre autres, la cruauté du sort, la vieillesse et la mort, est donc funeste autant que stupide. Au contraire, une fois saisi, avec toute la lucidité requise, qu’il n’y a rien, rigoureusement rien, d’autre que ce si mauvais monde – nul échappatoire, nul salut -, alors… tout s’inverse. L’allégresse devient possible, elle finit par prendre le dessus. En cessant d’esquiver et de vouloir fuir, le tragique se révèle risible, la vie se montre grandiose. On éprouve combien « la joie est plus profonde que la tristesse » – phrase de Nietzsche qui sert de titre à ces entretiens posthumes.
Disparu le 27 mars 2018, Clément Rosset avait entamé cette conversation avec Alexandre Lacroix depuis une dizaine d’années. On y retrouve le singulier mélange de nonchalance et d’acuité qui fait son style. Son indifférence aux hiérarchies académiques, qui lui fait unir dans un même attachement Schopenhauer et Tintin, et marquer une même admiration pour Spinoza, Nietzsche et Gaston Lagaffe. Son mépris souverain pour Heidegger comme pour les structuralistes. Sa passion pour la musique comme sa détestation de l’air du temps : « nous vivons une époque effrayante de narcissisme, et tout ce qu’on fera pour dissuader nos contemporains de se contempler le nombril sera de salubrité publique. » « Ignore-toi toi-même » devient règle d’hygiène mentale.
Rosset, cohérent, suivait son propre conseil : il ne parlait pas de lui-même. Sa volonté de voir publiés à titre posthume Ecrits intimes. Quatre esquisses biographiquesne doit donc pas leurrer. On n’y trouve en effet aucune confession sur son parcours, aucun récit relatant des faits avérés. Plutôt des fictions semi-fantastiques, à l’humour froid, quelque part entre Kafka et Mark Twain. Un homme est rendu fou par une mouche qui vient habiter son appartement. Un autre, ou le même, décide de ne plus faire, nuit et jour, que des réussites. Le même, ou un autre, remplace une conférence sur les hippopotames par une description sincère de son malaise, qui fait scandale, etc.
Chaque fois, dans ces récits étranges, la vie se révèle absurde, risible et inquiétante, malgré tout aimable, horriblement aimable. Les malheurs se succèdent, les éclats de rire aussi. Les souffrances de la folie sont frôlées, finalement la musique l’emporte, le contentement a le dernier mot. Rosset confirme, dans ses entretiens : « Affirmer le monde, prôner la joie, c’est d’une grande cruauté, puisque cela revient à opposer un front insouciant aux pires catastrophes. »
LA JOIE EST PLUS PROFONDE QUE LA TRISTESSE
Entretiens avec Alexandre Lacroix
de Clément Rosset
Stock « Les essais » et Philosophie Magazine éditeur, 128 p., 15 €.
ECRITS INTIMES
Quatre esquisses biographiques
suivi de Voir Minorque
de Clément Rosset
Editions de Minuit, 144 p., 14 €