LE GRAND ÂGE NOUVEAU EST ARRIVÉ
La vie humaine ? « Solitaire, indigente, sale, bestiale et brève » répondait, à l’Âge classique, Hobbes le pessimiste. Depuis, nous avons tout changé, ou presque. Solidarité, abondance et hygiène ont pris le dessus. Surtout, l’existence a cessé d’être brève – révolution invisible, silencieuse, mais profonde. En 1750, seulement 7 à 8 % des Français célébraient leur soixantième anniversaire. Aujourd’hui, tout nouveau-né a environ une chance sur deux d’être centenaire. En quelques générations, vingt ans, trente ans se sont ajoutés à la durée de nos existences. Mûrir, naguère, signifiait mourir bientôt. Ce n’est plus le cas. Chez Molière, les barbons ont quarante ans. Pour beaucoup de contemporains, à la soixantaine, l’adolescence recommence.
Entre âge mûr et ultime vieillesse s’étend dorénavant cet étrange temps long des « seniors ». Il leur faut inventer les usages de ce supplément de vie. Or rien n’est simple dans ces choix nouveaux qu’imposent l’union d’un corps diminué mais actif, et d’une âme expérimentée aux désirs intacts. Faut-il renoncer peu à peu, se faire sage, devenir enfin raisonnable ? Ou bien brûler encore, s’étourdir, se disperser ? Cette vita incognitasuscitent tous les dilemmes du quitte ou double : les uns rêvent de se retirer dans la sérénité, les autres d’intensifier les jouissances qui restent. En fait, ce sont les mêmes ! Car chacun, quelles que soient ses options, s’imagine à la fois qu’il est temps de se préserver et temps de s’étourdir.
Prendre au sérieux cette double face constitue la vraie singularité de l’excellent essai de Pascal Bruckner, Une brève éternité. Il ne se contente pas d’explorer les questions existentielles multiples soulevées par l’allongement récent de la vie humaine. Il ne se borne pas à montrer comment, au cours de la modernité, le troisième âge est devenu « l’âge philosophique par excellence ». Il insiste constamment, et à juste titre, sur les ambiguïtés, les équivoques et les ambivalences de la situation.
Car on rêve, en vieillissant, que rien ne change et que tout se réinvente, que dure la rengaine et qu’advienne la surprise. On veut que chaque moment soit définitif, mais qu’il soit aussi un passage rouvrant l’avenir. On désire tout se prolonge, et pourtant que rien n’oublie d’être intense. Ce qui, bien entendu, n’est pas possible. Mais qui semble pourtant nécessaire. Alors ? Chacun tâtonne, expérimente, se fourvoie. Et recommence. Comme à d’autres âges, d’ailleurs, mais de façon plus visible. Ce que montre très joliment Pascal Bruckner, c’est qu’il n’y a pas à se choisir, une fois pour toutes, une vie nouvelle, sage ou folle. Il s’agit d’assumer de toujours essayer, toujours recommencer, sans fin. Parce que « la vie est une incertitude qui dure et qui, tant qu’elle dure, nous garantit d’être vivant. »
Sagesse en équilibre instable : refuser les solutions radicales, accepter de ne pas trancher, comprendre nos tensions internes, les assumer. Pas de recettes, pas de salut. Rien qu’une invitation à vivre, à expérimenter sans cesse. Pascal Bruckner conduit en écrivain cette méditation sur les arrière-plans de l’âge. On croise Montaigne, Proust, Foucault, Sartre, bien d’autres, au fil d’une réflexion élaborée. En surface, conversation brillante, cultivée, accessible. Dans le fond, par intermittence, l’angoisse, qui donne à penser. Voilà une autre définition possible de la vie humaine, somme toute.
UNE BRÈVE ÉTERNITÉ
de Pascal Bruckner
Grasset, 270 p., 20 €.