Comment imaginer des mecs pas macho ?
Depuis deux ans, avec le mouvement Mee Toocontre le harcèlement, un tournant majeur s’est amorcé. Des femmes innombrables affirment leur volonté d’en finir avec la domination masculine sous ses formes sexuelles banales, vulgaires, brutales. Aux combats déjà menés, toujours à poursuivre, pour l’égalité juridique, mais aussi politique, économique, sociale, s’est ainsi ajoutée une lutte pour une égalité des désirs et de leurs expressions. Pendant ce temps, que font donc les hommes, que disent-ils ?
Ils ricanent, regardent ailleurs ? Ils observent, sans plus ? Ils se montrent solidaires ? En ce cas, pourquoi, comment ? Et à quel prix ? Si des hommes veulent rejoindre ce nouveau monde, que doivent-ils changer dans leur tête, leur vie, leur langage, leurs comportements ? Que veut dire exactement, si on garde en tête l’égalité des genres, être un bon père, un bon compagnon, un bon collègue ?
Chacun reconnaît sans peine combien ces questions sont cruciales, elles engagent le présent et l’avenir proche, voire le long terme. Pourtant, force est de reconnaître qu’il n’y a pas foule, chez les hommes, pour s’y atteler. Les philosophes, de Platon à Rawls en passant par Kant, se sont préoccupés de justice, sans discontinuer, mais la « justice de genre » est demeurée en dehors de leur horizon. La morale et les questions éthiques furent évidemment à leur menu, quotidiennement, depuis l’Antiquité, pourtant l’interrogation sur la « morale du masculin » est toute nouvelle.
Le nouvel essai d’Ivan Jablonka, Des hommes justes, approfondit ces interrogations, défrichant ainsi un terrain peu balisé. On retrouve ici les qualités qui font de cet auteur, à l’intersection de l’histoire et de la littérature, entre sciences sociales et récit de soi, l’artisan d’une œuvre remarquée. Ce chercheur-écrivain tresse en effet souverainement, de livre en livre, forte érudition et style limpide, implication personnelle et exigence de rigueur.
« Ecrire ce livre a été une manière de rompre avec moi-même » remarque-t-il, en conclusion. Rompre avec les avantages que procurent le fait d’être un homme, cela veut dire aussi bien partager les tâches ménagères (sans se croire ni héros ni esclave…) que réfléchir à sa place, son identité, son désir face à l’émancipation des femmes. Cette méditation passe par un retour sur le lointain passé, pour y scruter comment s’est mis en place le patriarcat, l’instauration sociale et politique de la domination masculine. L’historien retrace ensuite les combats du féminisme, évoque ses figures clés, beaucoup de femmes mais aussi quelques hommes, avant de dresser l’inventaire de tout ce qui change, radicalement, aujourd’hui.
Toutefois, la part la plus neuve du texte, la plus philosophique et la plus intéressante aussi, est consacrée à l’éthique du masculin. Comment être juste en étant homme ? Sur quels critères se guider, selon quelles valeurs se transformer, par quelles actions commencer ? En élaborant des réponses, qui méritent une vive attention, Ivan Jablonka n’ignore pas qu’il propose une nouvelle utopie. Le regard sur sa démarche dépendra donc du crédit qu’on accorde aux utopies. Une nouvelle masculinité entrainerait effectivement de profonds bouleversements dans la famille, la politique, le travail, la sexualité… Mais suffit-il d’y rêver brillamment pour les voir advenir ?
DES HOMMES JUSTES
Du patriarcat aux nouvelles masculinités
d’Ivan Jablonka
Seuil « Les livres du nouveau monde », 444 p., 22 €.