Nietzsche en vers, renversant
Nietzsche poète ? Evidemment ! Chacun de ses lecteurs le sait, même superficiellement. Ainsi parlait Zarathoustra, l’œuvre phare, celle qui lui tient le plus à cœur, se présente sous une forme poétique. Bientôt suivent les Dithyrambes de Dionysos, composés en vers libres. Déjà, le Gai savoiravait vu ses analyses philosophiques accompagnées de séries de strophes, et son auteur n’a jamais cessé de truffer sa correspondance, aussi bien que ses carnets, d’une multitude d’épigrammes et d’esquisses versifiées.
Rimés ou non, soumis ou pas à des contraintes formelles, ces multiples vers conservent quelque chose d’énigmatique. Il n’est pas si simple qu’on pourrait le croire de saisir les raisons de leur présence, et donc leur sens et leur fonction, dans l’œuvre et la démarche du philosophe au marteau. D’autant plus que Zarathoustra se dit « fatigué des poètes », qui à ses yeux « ne vont pas assez loin ». « Rien qu’un fou ! Rien qu’un poète » (Nur Narr ! Nur Dichter !)proclament à leur tour les Dithyrambes de Dionysos.
Cependant, toute sa vie, de ses dix ans jusqu’à son effondrement à Turin, à 45 ans, en 1889, Nietzsche rédige continûment des poèmes. De toutes sortes : religieux et mystiques dans sa prime jeunesse, historiques et narratifs ensuite, lyriques souvent, spéculatifs parfois. L’extraordinaire et méticuleux travail accompli part Guillaume Métayer permet de prendre la mesure de l’ampleur et de la diversité de cette production méconnue. Car ce chercheur a rassemblé, établi, traduit la totalité des poèmes rédigés par Nietzsche.
Pour la première fois ! Aussi étonnant que cela puisse paraître, personne n’avait jamais accompli ce travail. Nietzsche a beau être un philosophe commenté en toutes langues, exploré en tous sens, scruté sous toutes les coutures, son œuvre poétique était demeurée en jachère – comme une tâche aveugle, un angle mort. Il en existe certes plusieurs anthologies, et même des éditions faussement complètes. Mais Guillaume Métayer s’est donné la peine de tout rassembler, de tout vérifier, d’établir rigoureusement textes, chronologie et variantes. Et de composer, en regard des originaux allemands, une traduction française qui s’efforcent d’en composer – en vers si besoin est – l’équivalent le plus évocateur possible. Le résultat, il faut le souligner, est impressionnant.
D’abord parce qu’on y découvre quelques Nietzsche oubliés, négligés, voire inconnus. Le jeune chrétien chantant les louanges du Seigneur et la gloire de Dieu. L’étudiant offrant à ses amis des proclamations ferventes et de circonstances. L’aède teuton, presque kitsch, célébrant la grandeur du Cid, de Siegfried, de Christophe Colomb, fustigeant les diableries de Saint-Just. Et bien sûr, plus familier, le prophète tantôt enthousiaste et tantôt désabusé d’une réévaluation radicale de l’existence… La résurrection de ces pages endormies peut valoir pour elle-même : on y explore d’étranges moments d’histoire littéraire. Malgré tout, il est douteux qu’on s’y attarderait longtemps si l’on ignorait le nom de l’auteur.
Car c’est sur Nietzsche, cela va de soi, que cette oeuvre poétique partiellement engloutie indique quelque chose. Il n’est pas commode de savoir exactement quoi. Sans doute est-elle importante pour mieux comprendre son évolution, des élans mystique de l’enfance à l’épuisement des derniers jours (“il est fatigué désormais, / il cherche déjà les voies qu’il a parcourues –/ naguère encore il aimait lejamais battu !” dit une esquisse de la période finale). Mais il reste bien plus à explorer, grace au travail de Guillaume Métayer.
Il semble en effet – on se trouve ici réduit aux hypothèses et interprétations – que Nietzsche ne soit jamais philosophe d’un côté, et poète de l’autre. Il n’est sans doute ni les deux à la fois, ni l’un et l’autre alternativement. Il ne cherche ni à fusionner ni à entrelacer les deux registres. Il joue plutôt constamment de l’un contre l’autre, pour les déplacer. Ni poète ni philosophe, il convoque ces rôles, ces masques, pour les transformer, les écarter, et tenter de les métamorphoser l’un par l’autre.
POÈMES COMPLETS
de Friedrich Nietzsche
Texte et traduction nouvelle intégrale, introduction et annotation de Guillaume Métayer
Les Belles Lettres, « Bibliothèque allemande », 944 p., 45 €