Apprendre à regarder autrement
En quoi consiste l’oeil du philosophe ? Autrement dit : quel regard particulier peut-il porter sur l’actualité, le présent, le monde tel qu’il va ? Qu’est-ce qui différencie son optique de celles de l’économiste, du sociologue, du politologue ou du géopoliticien ? Voilà qui ne semble pas facile à formuler de manière précise et concise. Trop à dire ou pas assez. Trop compliqué ou trop banal. Trop général ou trop particulier. C’est sans doute pour ces raisons que je ne m’y suis jamais aventuré. Bien que cette chronique s’intitule « L’oeil du philosophe », j’ai évité de l’enfermer dans un quelconque « Discours de la méthode », inévitablement artificiel, voire trompeur.
Aujourd’hui, la situation est différente. Après une dizaine d’années, plus de 450 articles, un gros millier de pages, je crois pouvoir extraire de ce parcours quelques règles. Provisoires, subjectives, imparfaites, certainement. Mais peut-être pas inutiles à qui voudra y réfléchir. Quatre points me semblent pouvoir caractériser un oeil de philosophe sur l’actualité.
D’abord, la profondeur de champ. Economistes et sociologues ne se soucient presque jamais de l’Antiquité ou de l’Age classique. Les philosophes ne cessent au contraire, pour analyser aujourd’hui, de puiser dans des siècles lointains. Platon n’est pas un collègue ni Sénèque un confrère, mais ils n’en sont pas moins présents, à deux millénaires de distance et plus, pour aider à discerner les continuités et les ruptures entre notre époque et des strates bien plus anciennes de la culture. Qu’il s’agisse du pouvoir, des valeurs, de la violence et de ses usages ou de la conduite de l’existence, les questions de l’actualité se découpent alors sur un autre fond que l’immédiateté, ou seulement la modernité.
Ensuite, le stock d’outils. Il est colossal, et doit être utilisé ou adapté au cas par cas. Un nombre considérable de concepts, de règles et de structures nous ont été légués par l’histoire de la métaphysique, de la morale, de la logique et de la philosophie politique. Les étudier pour eux-mêmes est possible et légitime. Mais les extraire de leur contexte et les détourner l’est également, pour tenter de leur faire remplir des fonctions que leurs auteurs n’avaient pas prévues. Le but est de dégripper ainsi nos analyses. L’éthique des stoïciens pourrait-elle nous aider à penser la GPA, ou Machiavel le réchauffement climatique ? La « boîte à outils », comme disait Michel Foucault, est bien garnie, et tous les tâtonnements sont permis.
De manière plus générale, « voir double » doit être la règle. Aucune pensée lucide ne reste prisonnière d’une approche unilatérale. Dès qu’une hypothèse s’impose, il faut donc envisager l’hypothèse inverse. Dès qu’une évidence se profile, il faut se demander si le contraire n’a pas son mot à dire. Multiplier les points de vue, les faire entrer en tension. On dira que c’est l’hygiène intellectuelle de base. Elle n’est pourtant pas universellement respectée, loin de là. La grille de lecture de l’expertise est souvent trop étroite. Les partis pris politiques et idéologiques écartent systématiquement des perspectives susceptibles de les embarrasser. Les philosophes, plus que d’autres, doivent cultiver l’embarras, et souvent s’y installer.
Enfin, il s’agit toujours d’accepter des limites. Celles de l’exercice entrecroisant philosophie intemporelle et actualité chaude, celles des possibilités de la pensée en général, celles des capacités d’un individu en particulier. L’oeil du philosophe ne peut prétendre rendre compte de tout, ni intégralement de quoi que ce soit. Sa tâche est seulement de faire saillir des angles inaperçus, de déstabiliser le simplisme, de provoquer des déclics dans les esprits. S’il parvient à faire dévier quelque peu de sa trajectoire une fausse évidence, s’il met partiellement en lumière un problème masqué ou omis, s’il détraque une assurance irréfléchie, alors il a rempli son rôle.
Ce rôle est donc modeste. Mais il n’est pas insignifiant. Il participe, à sa manière, à une mutation de la philosophie entamée avec Kant. Celui-ci, au siècle des Lumières, s’est demandé « Qu’est-ce que les Lumières ? » C’était la première interrogation demandant : « Que vivons-nous ? que nous arrive-t-il, présentement, que d’autres n’ont pas connu, pas conçu, ou rien qu’un peu ? » Au lieu de voir le monde uniquement « du point de vue de l’éternité », comme dit Spinoza, celui qui tente de scruter l’actualité en philosophe doit « voir double » en un autre sens encore : avoir un oeil sur l’éternité, l’autre sur l’heure présente.