« Le Singe aux XVIIe et XVIIIe siècles » et « Singe toi-même »
SINGES DES CLASSIQUES, SINGES DES MODERNES
Ils habitent aux frontières de l’humain, sur les bords. Cousins dans les marges, voisins en animalité, les singes intriguent, amusent ou inquiètent, mais toujours intéressent, voire fascinent, parce qu’ils sont nos miroirs. A la fois proches et lointains, semblables et différents, touchants et grotesques, ils hantent la culture depuis des siècles – des sciences naturelles à la littérature, de la peinture au théâtre, de la philosophie aux sciences cognitives. Deux livres récents mettent en lumière leurs multiples présences, anciennes ou contemporaines, dans le paysage des arts et des sciences. Bien que fort différentes, ces études ont en commun de scruter les troubles engendrés par la limite entre eux et nous, continûment mobile, incertaine et multiforme.
Facéties
Autour des singes classiques, ceux des XVIIe et XVIIIe siècles, gravitent la trentaine d’études érudites rassemblées par deux chercheuses, Florence Boulerie et Katalin Bartha-Kovacs, dans un volume collectif passionnant. On y découvre ce que savaient et ne savaient pas les zoologues de l’époque, on scrute les préjugés récurrents des récits de voyage, l’engouement pour la présence réelle des singes sur les scènes des théâtres, dans les foires et les salons, leurs effigies peintes sur les plafonds ou sculptées en céramique, leurs évocations littéraires en Espagne, au Portugal, en Flandres, en Pologne… Car ils s’infiltrent partout, contrefont nos créations, soulignent nos impostures et nos limites, suscitent le vertige en s’installant à notre place. Restif de La Bretonne imagine ainsi un texte rédigé par un singe, et Chardin figure le Singe peintre.
Ces facéties séduisent les philosophes. Diderot et Voltaire, entre autres, les utilisent pour dénoncer nos travers et moquer notre arrogance. Mais les libertins en font aussi leurs délices, car depuis Montaigne court le bruit que les singes sont « furieusement épris de l’amour des femmes ». Les gloses des Lumières sur cette attirance, et sur les êtres hybrides qui peuvent naître de ces unions, émaillent un grand nombre de textes oubliés, dont Le Gorille de Brassens constitue un écho contemporain.
Frontière
Les représentations du singe aujourd’hui – scientifiques, génétiques et neurocognitives – forment la trame de l’essai du biologiste et philosophe Alain Prochiantz, professeur au Collège de France. Centrant son propos sur l’évolution cérébrale d’Homo sapiens et sur la rupture décisive créée par le langage, il critique de manière précise et argumentée la similitude homme-singe, trop vite tenue pour acquise sur la base de données génétiques mal comprises. L’étude est très documentée, sa lecture parfois aride, mais la leçon philosophique est importante : nous sommes bien des singes, mais pas comme les autres. Des singes parlants, donc pensant par catégories, par symboles et par concepts.
Là se tient la frontière délimitant l’humain. Qu’elle soit liée au développement de notre cortex plutôt qu’à l’essence de notre âme ne la supprime nullement, mais ne la rend pas moins énigmatique. Savoir ce qui se passe dans la tête des singes, si près et si loin de la nôtre, demeure une interrogation vertigineuse, probablement sans fin. La fascination change mais ne peut s’éteindre. Parce qu’elle touche à ce qui est à la fois le plus semblable et le plus différent. Classiques ou modernes, les singes nous renvoient à notre solitude.