« Gilets jaunes » : et après ?
Que restera-t-il du mouvement des gilets jaunes ? Sans doute est-ce trop tôt pour le savoir de manière précise. De cette étrange aventure subsisteront sans doute longtemps des rêves et des désillusions, des amitiés et des rancœurs, et plus encore des crispations, confusions et ressentiments. Car cette agitation a eu un impact visible sur l’économie française, le budget de l’Etat et sur l’opinion mais il a entraîné aussi des contrecoups, moins faciles à discerner, sur les lignes de fracture de la société française. Si le mouvement, comme tel, n’a pas su évoluer, n’a pas voulu se structurer, et donne actuellement le spectacle d’un déclin et d’un échec, il n’en a pas moins révélé des fossés, tout comme il a transgressé des règles et installé des défiances. Voilà ce que doit mettre en lumière un premier bilan, évidemment provisoire.
L’échec est patent, du moins en termes de mobilisation, d’audience, d’attention du public. Longtemps au centre des conversations comme en haut des titres de l’actualité, les gilets jaunes, aujourd’hui, laissent indifférents. Ils ne suscitent, au mieux, que lassitude et haussement d’épaules. Les derniers irréductibles ont quelque chose de folklorique. Selon le regard, sympathique ou hostile, que l’on porte sur eux, ils seront jugés touchants ou ridicules. Pareille déliquescence était probable, mais elle n’était pas certaine.
Le 11 janvier 2019, ici même, avant l’acte IX de ce feuilleton, je m’étais amusé à imaginer trois scénarios distincts pour l’acte XXXII… qui aura lieu demain. Le premier, peu vraisemblable mais impossible à exclure il y a six mois, était un triomphe de l’insurrection, qui aurait conduit notamment à voir débaptiser les Champs-Elysées et instaurer une censure sur les médias, faisant sombrer la République sous la dictature des émeutiers rouge-bruns. Le second scénario, aux antipodes, imaginait la solitude du dernier gilet jaune sur le dernier rond-point, devenu sujet d’attraction pour chaînes de télévisions lointaines… ce qui était également peu probable. Le dernier scénario ressemblait assez à ce que nous connaissons : une confusion persistante, mais en peau de chagrin, des alliances curieuses entre extrémistes, la ritualisation d’un désordre fluctuant, parfois bruyant, mais sans portée ni efficacité.
Toutefois, ce serait un grand tort de croire le dossier clos et la question réglée. Pour au moins trois motifs. Le premier est que des limites ont été franchies, et largement dépassées, à multiples reprises, dans la courte histoire de ce mouvement. Saccages des centres villes, agressions physiques et verbales envers les forces de l’ordre, bavures policières et blessés graves parmi les manifestants, injures antisémites… tout cela laissera de durables cicatrices dans les corps et les mémoires. Rues et vitrines sont vite réparées. Il n’en va pas de même du tissu social, ni des colères des uns et des autres.
D’autre part, de profondes lignes de fracture se sont constituées, à propos du mouvement des gilets jaunes, de son sens et de sa portée. Elles ont divisé familles, amis, collègues, et même partis politiques. Il n’y a aucun motif de croire que ces puissants clivages s’évaporent par magie. Ils se sont manifesté, en particulier, chez les intellectuels. Une majorité d’entre eux ont fait preuve d’un soutien au mouvement à peu près sans nuances – comme si une impérieuse nécessité d’être solidaire des pauvres, des rebelles et insurgés les rendait tout à fait aveugles à ce que ce mouvement charriait, aussi, d’ignoble et de liberticide. Quelques-uns seulement ont osé des critiques explicites, au risque de passer, selon une tradition qui s’était perdue, pour laquais du grand capital, valets du pouvoir et autres billevesées de sinistre mémoire.
Enfin, et surtout, l’actuelle décrépitude du mouvement ne signifie en aucune façon sa disparition définitive. A défaut d’un improbable regain de mobilisation au cours des actes XXIII et suivants, il est possible qu’émerge, un jour prochain, une « Saison 2 ». Avec éventuellement d’autres scénaristes et d’autres acteurs, d’autres visages, d’autres modalités d’action, mais une même colère. Car la politique qui vient d’être mise en place envers les chômeurs risque d’attiser les braises, sur lesquelles la réforme des retraites devrait souffler vivement. Certes, l’avenir n’est inscrit nulle part, et personne ne lit les journaux du temps à venir. Mais il n’est pas déraisonnable de prendre garde à un peuple qui vient de goûter à la révolte.