« L’Idéal courtisan », de Baldassare Castiglione
LIBRES DAMES DU TEMPS JADIS
Dans la longue histoire du féminisme, la Renaissance est un moment important, parfois méconnu. Pourtant, dans une série d’ouvrages italiens du XVIe siècle, se formule explicitement la parfaite égalité intellectuelle des hommes et des femmes. Elles sont en mesure de philosopher plutôt que de coudre, et de gouverner la cité plutôt que la cuisine. Avant les multiples traités qui vont fleurir à l’Age classique et s’épanouir sous les Lumières, l’humanisme italien déploie en premier des arguments qui survivent jusqu’à nos jours. Voilà pourquoi on lit avec intérêt, avec plaisir aussi, une longue et subtile conversation agencée, en 1528, par Baldassare Castiglione (1478-1529) à propos du modèle de la femme idéale – intelligente, instruite, indépendante – dénommée la « dame de cour ».
Manuel de savoir-vivre
Castiglione met en scène la vie qu’il mena, au début des années 1500, à la cour d’Urbino, combinaison rarissime de liberté et de savoir, de joutes intellectuelles et esthétiques, d’affrontements nombreux entre traditionalistes et novateurs. Des grincheux ressassent les vieux préjugés d’Aristote : il est « normal » d’être homme, et « monstrueux » d’être femme. Des duchesses de haute culture, telles Elisabetta Gonzaga et sa nièce Maria Emilia, font assaut de bel esprit. Des figures majeures, Michel-Ange ou Pietro Bembo, rivalisent de talent créateur, artistique ou littéraire. Avec L’Idéal courtisan, Castiglione, en évoquant cette cour, esquisse les principes d’une vie où s’entrelacent raisonnement et raffinement.
Cet ouvrage devint le manuel de savoir-vivre de toute une époque, et connut un succès considérable – une centaine d’éditions dans toute l’Europe du XVIIe
Cet ouvrage devint le manuel de savoir-vivre de toute une époque, marqua entre autres Rabelais, Montaigne, Cervantes et Shakespeare. Il connut un succès considérable, une quarantaine d’éditions au XVIe siècle, une centaine dans toute l’Europe au siècle suivant. Son livre III, dont Jean de Palacio propose ici une nouvelle traduction, est centré sur les droits des femmes, et d’abord celui de penser : « Je dis que toutes les choses que peuvent entendre les hommes, les femmes peuvent entendre les mêmes ; et là où pénètre l’intellect de l’un, celui de l’autre peut y pénétrer aussi. »
« Molle élégance »
Cette égalité intellectuelle se double d’une dignité identiquement reconnue à toutes, quelle que soit la position sociale. Une petite paysanne, violée par un aubergiste, s’est donné la mort par désespoir. Castiglione aimerait qu’un tombeau somptueux lui fût dédié, au bord même de la rivière où elle s’est jetée. Il n’en demeure pas moins que sa dame idéale n’est jamais identique aux hommes en tous points. Sa parole est libre mais pas leste, sa conduite n’est ni prude ni dévergondée. Tout se joue dans la recherche constante d’une juste mesure, censée préserver une spécificité féminine.
Ainsi la dame peut-elle gouverner au même titre qu’un homme. Mais, si elle s’adonne à la musique, elle ne jouera pas de tambour, de fifre ou de trompette « parce que leur brutalité cache et annule cette douce suavité qui orne tous les gestes accomplis par la femme ». Tenue à ne se départir jamais d’une « molle élégance », cette libre dame du temps jadis peut s’adonner à toutes sortes d’exercices corporels. Mais « le jeu de balle, la lutte et bien d’autres choses qui conviennent aux hommes ne [lui] conviennent pas ». Inutile de souligner lourdement ce que chacun pourra constater : ces disputes se sont estompées, mais n’ont pas vraiment disparu.