La Pentecôte et les robots traducteurs
Au premier regard, on ne voit pas forcément le rapport entre ce long week-end qui nous attend et les progrès actuels de l’intelligence artificielle dans le domaine la traduction automatique. Pourtant, un lien existe. Il peut même se révéler instructif, pour peu qu’on prenne soin de l’examiner.
La Pentecôte, dans le monde déchristianisé qui est le nôtre, voit sa signification fréquemment ignorée. Or c’était une fête charnière, dont le sens et la portée se trouvaient étroitement liés à la question des langues et de la communication. Selon les Actes des Apôtres (2 1-13), cinquante jours après la résurrection du Christ (pentacota, en grec ancien, signifie « cinquantième »), nombre de ses disciples étaient réunis, parmi lesquels les douze apôtres, quand se produisit une forme singulière de miracle : « Leur apparurent des langues qu’on aurait dites de feu, qui se partageaient, et il s’en posa une sur chacun d’eux. »
Une fois ces langues de feu positionnées au-dessus de la tête de chaque personne présente, elles se mirent toutes à parler d’autres langues que le galiléen. Et les étrangers présents à Jérusalem comprenaient directement leurs propos. Venus de Mésopotamie ou d’Asie, d’Egypte ou de Lybie, Crétois ou Arabes, ils s’émerveillaient d’entendre parler, dans leur langue, des « merveilles de Dieu. »
Peu importe que l’on croie ou non à la véracité de ce récit. Car, si l’on peut raisonnablement en douter, sa portée n’en demeure pas moins puissante. Il esquisse en effet l’image d’un monde où chacun parlerait aux autres sans barrières ni obstacles, sans que personne ait besoin de faire l’apprentissage des idiomes multiples qui se partagent le monde. En ce sens, le mythe de la Pentecôte est bien l’inverse de celui de la Tour de Babel.
Dans ce dernier, la communauté des humains se trouve, d’un seul coup, morcelée, séparée par la multiplicité des langues. L’humanité devient, au sens propre, incapable de s’entendre. La Pentecôte annule miraculeusement ces divisions, restaure une unité perdue. C’est d’ailleurs pour ce motif qu’elle marquait aussi, dans la théologie chrétienne, le commencement de l’Église, institution censée délivrer un message universel – ce qui se disait, en grec, « catholique ».
Nous voilà dans la même situation, mais de manière fort différente. Par la grâce du numérique, de l’intelligence artificielle et des microprocesseurs, nous sommes aujourd’hui en mesure de nous faire entendre dans des dizaines et des dizaines de langues que nous ne connaissons pas et n’avons jamais pratiquées. Plus besoin pour cela de l’Esprit Saint ni des langues de feu : on trouve dans le commerce, pour quelques dizaines d’euros seulement, des traducteurs automatiques de poche permettant de dialoguer dans le monde entier. Le phénomène s’accentue : des applications efficaces pour les smartphones servent d’interface entre idiomes dissemblables, des logiciels de traduction automatique de plus en plus fiables et performants sont disponibles. Il est possible de dialoguer, sur Skype et autres, en laissant les robots assurer le travail de traduction en direct. Et ce n’est, bien sûr, qu’un début.
Nous avons donc les moyens techniques d’effacer la barrière des langues et de surmonter le handicap de leur pluralité. « Les langues imparfaites en cela que plusieurs » écrivait Mallarmé. Voilà qui est virtuellement fini. Toutefois, la vraie question demeure : qu’avons-nous à nous dire ? Nos robots ne servent qu’à amplifier ce que Mallarmé appelait aussi « l’universel reportage », c’est-à-dire le rabâchage insignifiant de n’importe quoi, le règne planétaire des « foutaises » et autres bullshits.
Les miraculés de la Pentecôte annonçaient au monde une nouvelle inouïe, l’arrivée d’une délivrance, le début d’une autre histoire. Nous sortons de nos poches nos machines à traduire pour demander où est le fast-food, le musée ou l’aéroport. Si nous avons gagné en puissance mécanique comme en pouvoir de calcul, il n’est pas évident, en termes de sens cette fois, que nous ayons fait de réels progrès.
Peut-être faudrait-il voir tout autrement, et ne pas laisser les langues s’effacer. La Pentecôte était commode, nos robots le sont aussi, différemment. Mais l’expérience humaine de la traduction, de sa difficulté, de ses tâtonnements, constitue une richesse irremplaçable. Les passages d’un univers mental à un autre, les voyages instructifs qui en découlent, les écarts qu’on y explore ne doivent pas être annulés. On y perdrait en humanité.