L’agonie de la nature ? Une fable
« Effondrement du vivant », érosion sans précédent de la biodiversité, menaces sur les fondements de l’humanité et de sa survie… Toute la semaine, le rapport-choc de la plate-forme intergouvernementale de l’ONU a suscité une vive émotion. Les constats de ce GIEC de la biodiversité sont en effet impressionnants : un million d’espèces vivantes menacées de disparition, des écosystèmes partout en voie de dégradation. Personne ne saurait nier que la situation est préoccupante. Si l’on veut éviter que ces transformations s’accentuent, nos comportements doivent changer, à court terme. Ceci, on l’admettra volontiers. Mais pourquoi faut-il assortir cette mise en garde urgente d’une kyrielle de terreurs imaginaires ? Agonie de la nature, catastrophes apocalyptiques, annonce de la fin du vivant… à quoi servent ces fantasmagories ?
La réponse n’est pas compliquée. Dans nos appréciations de la situation actuelle de la planète, des données objectives, climatiques et biologiques, entrent en jeu. Mais pas seulement ! Un rôle déterminant est joué par nos représentations de « la nature », qui est une invention culturelle autant qu’une réalité physique. Sa définition a connu de grandes variations historiques. Dans la tête des humains, la nature fut tour à tour engendrée, incréée, détruite et refaite, menaçante et menacée. Elle fut sacrée, profane, enchantée, désenchantée, divine, diabolique, neutre… Sans oublier terrifiante ou consolatrice, destructrice ou régénérante. Et, bien sûr, immortelle ou mortelle. Bref, la nature est imaginaire. Pas entièrement, sans doute, mais grandement, de toute évidence.
Chez les Grecs, la nature pouvait être sujette à des crises et des variations, elle n’en demeurait pas moins éternelle, par principe. Emergeant du Chaos, comme chez Hésiode, ou bien existant depuis toujours, comme chez Héraclite, elle ne pouvait en aucun cas être déréglée par l’espèce humaine, encore moins menée à sa perte par nos activités. Il en va autrement dans l’Inde ancienne, où les univers se succèdent indéfiniment, créés par les rêves de l’Absolu et détruits à mesure. Toutefois, là aussi, leur extinction ne doit rien à l’humanité ni à ses agissements mais obéit à des lois de dégénérescence interne. Il faudra la pensée judéo-chrétienne pour que se thématise l’idée d’ un geste divin unique créant « la nature » – qui est censée, au terme d’une longue histoire, finir anéantie.
Petit à petit, la modernité a quitté ces horizons mythologiques. Elle a désenchanté le monde naturel, mathématisé la physique et mécanisé le vivant – notamment avec Francis Bacon, puis avec Descartes. Cette vision technicienne a pensé les animaux comme des machines, et forgé le projet de nous rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature ». Le développement planétaire de cette maîtrise humaine montre à présent ses limites. Nous apprenons chaque jour combien le vivant possède ses propres équilibres et ses interdépendances. Nous découvrons que la nature a ses lois, sa complexité, ses processus autonomes. Nous trouvons ainsi un sens différent, plus riche, à la célèbre formule de Spinoza « l’homme est une partie de la nature ». Et nous en tirons la conclusion logique : il faut changer d’urgence bon nombre de nos comportements, si difficile que ce soit.
Faut-il pour autant agiter des spectres ? Se raconter que la vie va disparaître, la nature mourir de nos mauvais traitements ? Sûrement pas. Car cette culpabilité sans limite est inutilement anxiogène, paralysante, et finalement perverse. La mort de Gaïa est aussi fantasmagorique que son existence. La nature traverse éternellement des crises, des mutations, des cycles, des métamorphoses. Elle ne fait rien d’autre, depuis que le monde est monde. Et il n’y a aucun sens à dire qu’elle puisse mourir. En imaginant le scénario du pire, la biodiversité pourrait bien s’amoindrir, l’espèce humaine pourrait même s’éteindre, cela ne ferait pas mourir la nature.
Il est donc indispensable de faire clairement le tri, dans ces questions, entre les données et leurs interprétations, les menaces et les émotions. Cette nécessité ne répond pas simplement à des exigences intellectuelles. Pour agir efficacement, il faut se défaire d’un épouvantail culturel comme « la mort de la nature ». Au même titre que toutes les catastrophes imaginaires, cette fausse mort égare, au lieu d’éclairer.