« Le Japon grec », de Michael Lucken
PLATON VERSION SAMOURAÏ
Quand et comment les Japonais ont-ils connu les Grecs anciens ? Qu’en ont-ils dit ? Qu’en ont-ils fait ? Selon quelles modalités, quels processus ? Et quel enseignement pouvons-nous en tirer ? Il n’est pas d’usage de poser ces questions. Elles constituent un angle mort, ou même une tache aveugle, de nos connaissances en matière d’échanges interculturels. A tel point que, si l’on devait laisser chacun se débrouiller avec son savoir actuel à leur propos, le silence ne se briserait pas. C’est peu dire que le savant travail de Michael Lucken, Le Japon grec, vient combler une lacune. En fait, il fait découvrir un continent culturel presque totalement inconnu de tout le public européen.
Car la première surprise, à laquelle quantité d’autres bientôt s’agrègent, est d’apprendre que « l’Antiquité gréco-romaine fait partie des fondements de la culture du Japon contemporain ». Loin d’être un secteur marginal, exotique, confiné à un étroit cercle d’experts, l’hellénisme au pays du Soleil-Levant se révèle partie prenante de la construction de l’identité nationale moderne. Depuis l’ère Meiji (1868-1912) jusqu’à nos jours, s’est en effet développé au sein de l’imaginaire culturel un « mythe grec », dont l’histoire et la complexité sont retracées avec minutie par Michael Lucken, directeur du centre d’études japonaises à l’Institut national des langues et civilisations orientales, auteur de plusieurs ouvrages sur le Japon moderne qui font référence.
Il s’agit bien d’un mythe, de la fabrication d’une Grèce imaginaire, plus souvent rêvée que minutieusement étudiée. Toutefois, cette création fantasmatique a joué un rôle crucial, ignoré en Europe, dans le Japon contemporain. Elle ne va pas sans fantasmagories, analogues à celles que l’on trouve dans l’Allemagne romantique. Par exemple, au début des années 1890, l’architecte Chuta Ito défend l’hypothèse de colonies grecques dans l’Archipel. En 1912, le premier traducteur des œuvres complètes de Platon, Takataro Kimura, n’hésite pas à écrire : « Le peuple japonais est en vérité de la race des Grecs et des Romains, notre langue, notre histoire, notre religion, notre société, notre organisation, tout s’inscrit dans cette lignée. »
Un « Extrême-Occident »
Avec un luxe d’informations de première main, Michael Lucken ne se contente pas d’analyser ce long fantasme, son évolution et ses ramifications multiples. Il retrace également les phases successives de la découverte de l’hellénisme au Japon, l’édition de traductions plus précises et mieux conduites de Platon, d’Homère ou de Sophocle, les vagues de publications selon les périodes. Il analyse de manière éclairante les regards respectifs des différentes écoles interprétatives, retrace leurs divergences, voire leurs conflits.
Cette investigation ne se contente pas de livrer au public des éléments inattendus à découvrir, ce qui est déjà beaucoup. Elle débouche sur une question philosophique importante pour tous ceux qu’intéressent les questions interculturelles. Car les Japonais, en devenant les créateurs asiatiques d’un « Extrême-Occident », se trouvent dans une position très particulière. Les Grecs n’appartiennent pas à leur histoire, et ne leur tombent pas dessus en raison d’une quelconque colonisation. En s’emparant des Grecs anciens, le rêve identitaire japonais révèle une singularité remarquable, qui exige d’être pensée.
Lire un extrait sur le site des éditions Gallimard.