Le piège des phobies
Nous vivons le temps des phobies. Leur multiplication s’accélère. Xénophobie, homophobie, islamophobie, et depuis peu transphobie, se trouvent partout montrées du doigt, analysées, commentées, condamnées. Cette courte liste est loin d’être exhaustive, puisque toutes les haines, les exclusions, les stigmatisations sont en passe de se retrouver transformées en phobies. Or, il y a là quelque chose qui ne va pas. Cette caractérisation constitue même un piège, le plus souvent inaperçu. Il est absolument évident qu’il est nécessaire de lutter contre les discriminations, le mépris des autres. En revanche, il est faux, voire pernicieux, de parler de phobie. C’est ce que l’on comprend dès qu’on s’interroge sur l’origine et le sens de cette dénomination. Ses ambiguïtés conduisent à confondre, de manière dommageable, des registres distincts.
Le verbe phobeïn, en grec ancien, signifie « craindre, être effrayé ». Le mot évoquait pour les Anciens la terreur et les tremblements, sans inclure l’idée du rejet ni celle de la haine. Les guerriers souhaitaient échapper à l’influence délétère de cette peur qui coupe les jambes, tétanise et rend vulnérable. Les Modernes, avec la psychiatrie du XIXe siècle, se sont emparés du vieux mot pour désigner autre chose : des terreurs pathologiques, liées à des situations ou des objets très divers. Ceux que panique la foule furent étiquetés « agoraphobes », ceux qui ne supportent pas d’être enfermés dans un lieu clos se virent diagnostiqués « claustrophobes », etc.
Dans cet usage, les phobies sont uniquement des pathologies psychologiques individuelles. Elles se distinguent des peurs réelles par leur caractère démesuré et irrationnel, parce qu’elles déplacent et cristallisent une angoisse profonde du sujet, qu’il est envisageable de faire émerger au cours d’une thérapie. Les mécanismes de la phobie, sa mise en place, les moyens de la traiter figurent au centre de nombreux travaux de Freud, ainsi que de bien d’autres chercheurs, psychanalystes ou non. Une liste des phobies devient aisément inventaire à la Prévert, juxtaposant peur du noir, des aiguilles, de l’avion, de la constipation, des clowns, du beurre, des ponts, de la lune, des dentistes… Sans oublier cette ineffable « nanopabulophobie », terreur des nains de jardins à brouette. Elle est attestée, mais on regrette de n’avoir pas inventée.
Cela dit, en quoi est-ce donc un piège de parler de « phobie » pour désigner les préjugés et les haines collectives, le rejet des autres, leur diabolisation ? Cette désignation transforme subrepticement en pathologies psychologiques individuelles des phénomènes qui sont collectifs, idéologiques et politiques. Les phobies, au sens propre, ont un sens chez les individus, mais pas nécessairement dans les groupes sociaux. Car ceux qui méprisent les homosexuels ou haïssent les transgenres ont tort, éthiquement, humainement, socialement, doivent être pénalisés, éduqués par des arguments et des explications. Ils n’ont pas véritablement peur de ceux qu’ils pourchassent, ne souffrent généralement d’aucune pathologie mentale. Et ne relèvent donc pas d’une thérapie.
L’extension abusive du recours aux phobies est également un piège du point de vue des libertés de pensée et d’expression. En évoquant le registre de la psychopathologie, en privilégiant l’affectivité, il devient aisé de confondre examen critique et détestation haineuse, pour disqualifier sans peine la moindre remarque négative. Par exemple, plus moyen de critiquer rationnellement l’Islam, ce qui constitue évidemment un droit de la pensée, si cette critique devient l’indice d’une islamophobie supposée maladive et agressive. De même, il semble parfaitement concevable d’avoir une aversion profonde pour telle ou telle forme de sexualité, et de l’exprimer, tout en reconnaissant et en garantissant entière et légitime liberté à qui s’y épanouit. Lorsqu’on se met à tout confondre sous l’étiquette phobie, ces distinctions cruciales risquent fort de se brouiller bien vite.
Puisque leur généralisation est en marche, imaginons donc des phobies partout. On constatera aisément le ridicule embarras qui nous guette. Les athées seront frappés de déophobie, les communistes de capitalophobie, les capitalistes de paupérophobie, les écologistes de prospérophobie. Les homosexuels seront hétérophobes, les trans seront genrophobes… A moins, qu’il ne soit temps que nous ne devenions de plus en plus… phobophobes.