Mort de Jacqueline Lichtenstein, historienne de l’art
Jacqueline Lichtenstein, née en 1947, est morte, le 2 avril, à Paris. Philosophe et historienne de l’art, elle occupait une place importante et originale dans la recherche en esthétique, tant par ses travaux personnels que par ses responsabilités dans les institutions.
Agrégée de philosophie, elle a enseigné aux Etats-Unis, à l’université de Berkeley, et en France, à l’université Paris-X-Nanterre, puis à Paris-IV-la Sorbonne ainsi qu’à l’Ecole du Louvre. Le fil directeur de ses recherches était les relations complexes, conflictuelles ou illusoires, entre la pensée philosophique et le travail effectif des artistes, peintres ou sculpteurs.
Cette thématique constitue déjà l’axe central de son premier maître livre, devenu un classique en son genre, La Couleur éloquente. Rhétorique et peinture à l’âge classique (Flammarion, 1989, rééd. Champs 2013). Jacqueline Lichtenstein y rappelle d’abord le discrédit dans lequel la pensée philosophique, depuis Platon, a jeté la couleur. Elle fut jugée dangereuse parce que matérielle, séductrice et captatrice, capable de mettre en péril l’ordre du savoir.
Défiance et malentendus
Cette toile de fond antique explique la défiance et les malentendus que la peinture va continuer à susciter. Entre le tracé des concepts et l’illusion des tableaux, il y a toujours un fossé. Le XVIIe siècle choisit de le glorifier, au lieu de le combler. Avec Roger de Piles et les « rubénistes », l’éloge de la couleur s’accompagne d’une apologie de l’illusion. Contre la vieille défiance des philosophes, les Modernes glorifient le tableau comme mirage, non comme discours. La peinture persiste à se refuser au langage. C’est le regard du spectateur que l’esthétique va ériger en élément crucial.
Vingt ans plus tard, dans l’avant-propos d’une réédition, Jacqueline Lichtenstein prenait en partie ses distances envers ce premier livre aux affirmations parfois abruptes, jugeant qu’elle n’était alors ni suffisamment historienne ni suffisamment philosophe. Ce sont en fait ses autres travaux qui ont apporté, chemin faisant, les nuances et précisions nécessaires, acquises notamment en préparant l’édition savante, dirigée avec Christian Michel, des Conférences de l’Académie royale de peinture sculpture, de 1648 à 1661 (deux volumes, ENSBA, 2007).
Penser la création
De cette plongée érudite dans les archives, Jacqueline Lichtenstein tirera un essai lumineux, La Tache aveugle. Essai sur les relations de la peinture et de la sculpture à l’âge moderne (Gallimard, 2003), qui montre combien, du XVIIe au XIXe siècle, de Roger de Piles à Huysmans, en passant par Diderot, Baudelaire et tant d’autres, philosophes et critiques pensent la statuaire à travers les catégories du tableau. Comme si la sculpture était une peinture déficiente, monochrome, imparfaite. Avec ce travail où l’histoire de l’art s’entrelaçait à celle des idées, mais aussi des sciences et des techniques, Jacqueline Lichtenstein poursuivait son enquête sur la naissance, avec les temps modernes, des manières nouvelles de penser la création.
Son dernier ouvrage, Les Raisons de l’art. Essai sur les théories de la peinture (Gallimard, 2015) interroge avec pertinence et gai savoir l’écart vertigineux entre la suffisance des philosophes commentant les œuvres et leur ignorance des processus concrets de création. Cette dérive a conduit les philosophes à se contenter des concepts en oubliant les artistes. Par opposition, à l’âge classique, l’Académie royale de peinture confrontait constamment les avis informés des praticiens. Ceux qui parlaient le mieux de peinture étaient aussi ceux qui la faisaient ! A contre-courant de notre époque, Jacqueline Lichtenstein défend justement ce rapprochement fécond et sa disparition désastreuse, du point de vue artistique comme du point de vue théorique.
Philosophe-historienne atypique, Jacqueline Lichtenstein s’employait à explorer la frontière entre discours et images pour la déplacer en en montrant les artifices et les points faibles. Elle était également membre du conseil scientifique du Musée du Louvre, où elle avait été invitée en 2013 à donner un cycle de conférences sur la poétique et la théorie du dessin du XVe au XIXe siècle, et responsable de la collection « Essais d’art et de philosophie », aux éditions Vrin.