Livre-texte et livre-objet
Le livre est-il en crise ? On va se le demander, une fois encore, à l’occasion du salon « Livre Paris 2019 » qui s’ouvre aujourd’hui. Ce n’est pas une bonne question. Car, sous cette forme, elle se révèle vite impossible à trancher, et même à bien comprendre. Car de quelle crise parle-t-on ? Des chiffres d’affaires de l’édition ? Ils sont en baisse, globalement. De la vente des essais ? Ils regagnent du terrain. De l’appétit de lecture des Français ? Il semble en hausse, selon le dernier sondage du Centre National du Livre.
Vise-t-on en revanche les difficultés des libraires, concurrencés par la progression des sites de vente en ligne ? Simple question de distribution pour certains analystes, drame culturel pour d’autres. Parle-t-on enfin des métamorphoses de nos pratiques de lecture, qui se déplacent peu à peu du papier à l’écran, de l’imprimé au numérisé ? Elles transforment nos gestes. Mais doit-on en conclure qu’elles mettent les livres en péril ?
Cette diversité de questions enchevêtrées donne l’impression qu’on ne sait jamais clairement s’il y a crise ou non, en quel sens ni dans quel secteur. Alors, de creuses banalités s’imposent : « ça va, ça vient », « tout va mal, mais pas tant que ça » et autres bavardages indiquant qu’on ne sait pas vraiment de quoi on parle. Pour sortir de cet écheveau disparate, il faudrait ouvrir bien plus grand la focale, et commencer par rappeler que « le livre » n’existe pas.
Car le mot désigne deux grandes réalités qu’on oublie souvent de distinguer, qu’on pourrait nommer livre-texte et livre-objet. Le livre-texte se définit comme œuvre verbale, quel que soit le support où cette composition s’inscrit et se transmet. En ce sens, les poèmes d’Homère sont des livres, les épopées indiennes, le Mahâbhârata, le Râmâyana, en sont aussi, bien que, durant des siècles, les uns et les autres n’aient existé d’abord que sous forme orale. Une infinité de « livres-textes » existent, en toutes langues et sous des formes très diverses : textes sacrés, poèmes profanes, traités scientifiques, romans, etc.
Le livre-objet, en revanche, sous la forme que nous connaissons du volume papier imprimé, est une création relativement récente et circonscrite. Avant lui, régnèrent les tablettes de cire, les rouleaux de parchemin des bibliothèques antiques, les codex médiévaux, les feuilles entre plaques de bois des bibliothèques tibétains… Pour constituer ce que nous appelons aujourd’hui, sans y penser, « un livre », il aura fallu l’artisanat des copistes, l’invention de Gutenberg, les libraires du siècle des Lumières, la mécanisation des tirages par la société industrielle, les rêves contemporains de démocratisation de la culture. Entre autres…
Il va de soi qu’entre ces deux versants, livre-texte et livre-objet, les interactions sont multiples. La vie des textes est aisément confondue avec la matérialité des pages. C’est pourquoi certains livres-objets sont traités comme des dieux vivants. Un des exemples les plus frappants est le Guru Granth Sahib, livre sacré des Sikhs, qui réside dans le Temple d’or, à Amritsar, au Pendjab. Considéré comme un maître vivant, il est chaque jour habillé, promené, couché… Sans doute notre culte des livres ne va-t-il pas jusque-là, mais l’objet imprimé a cependant été sacralisé, vénéré et mythifié.
Une forme de piété culturelle s’est organisée autour de lui. Indice de sérieux académique, symbole de culture noble, refuge et vecteur des aventures littéraires ou théoriques, cette chose survalorisée a vu convergé autour de son corps de papier des cultes laïcs distinct mais convergents. Le silence des bibliothèques, la lecture rien qu’avec les yeux, les pages tournées une à une appartenaient à leurs rituels communs.
Ils existent toujours, mais se trouvent aujourd’hui largement désacralisés. Envahi par la multiplication des sons, des images fixes ou mobiles, le livre-objet s’est transformé, tantôt manga tantôt film, en migrant sur les tablettes, smartphones et ordinateurs. Moins de papier, mais plus de lecture, autrement, tout le temps et partout. Car la « dépapiérisation » qui est en cours ne marque évidemment pas la fin du livre-texte, mais seulement une profonde transformation du livre-objet. Les livres-textes ne meurent jamais, ils se réinventent et se réinscrivent dans des formes matérielles différentes. Ce passage, les mues et les turbulences qu’il suscite peuvent s’appeler « crise », si l’on y tient. Mais ni nostalgie ni désespoir n’ont de vraie raison d’être.