« Une faim d’abîme », de Betty Rojtman
Depuis longtemps, la mort s’est installée au cœur de la pensée occidentale. Dans le Phédon, Platon fait dire à Socrate que « philosopher, c’est apprendre à mourir », formule qui a suscité cent développements chez les Modernes, de Montaigne jusqu’à Schopenhauer. C’est avec Hegel, toutefois, qu’a pris forme le paysage contemporain. Car le maître de Berlin a fait de la confrontation avec la mort la marque distinctive de l’humain, le défi à relever qui sépare radicalement de l’animal et signe l’existence de la liberté comme affrontement du néant.
Cette place centrale accordée à l’anéantissement et à l’abîme s’est encore amplifiée chez les penseurs français du XXe siècle. Alexandre Kojève, qui tient dans les années 1930 un séminaire influent, décisif dans l’introduction de la pensée hégélienne en France, tire la dialectique du côté d’une corrosion destructrice. Parmi ses auditeurs, Georges Bataille fera bientôt l’éloge d’une existence qui se complaît dans la jouissance de se voir cesser. La disparition suscite alors une sorte d’engouement croissant. La joie de se perdre incarne peu à peu le seul honneur qui reste à l’humanité.
Le bel essai de Betty Rojtman, Une faim d’abîme, souligne cette fascination de la mort dans la pensée contemporaine, qui a été rarement étudiée. Elle en suit les tribulations et métamorphoses, au-delà de Kojève et de Bataille, chez des auteurs cruciaux qui ont marqué le siècle dernier : Maurice Blanchot, Jacques Derrida, Jacques Lacan… Tous ont lu Hegel, et se sont lus les uns les autres. Tous convergent – chacun à sa manière, évidemment – vers la perte de tout salut, le néant pour seul horizon, l’absurde et l’éphémère de l’existence, et même une forme de célébration lyrique de la destruction et du néant.
A la lumière de la Kabbale
Il serait trop facile d’en conclure que le nihilisme est leur dernier mot, la fatigue d’exister leur symptôme, la pulsion de mort leur moteur interne. Ce n’est pas ce que fait Betty Rojtman. Au contraire, elle défend une hypothèse hardie, qui donne à ce travail son grand intérêt. Pourquoi, suggère-t-elle, ce désespoir tragique ne serait-il pas l’expression, détournée et pudique, d’un désir de vivre ? Que faudrait-il pour entrevoir cette issue possible ? Imaginer l’impasse elle-même comme un chemin, conduisant vers un paradoxal « salut par le manque ». Envisager les ravages du néant comme apothéose muette permettrait de voir ces auteurs « cueillir la vraie vie aux lèvres de Thanatos ».
Pour soutenir avec force pareil paradoxe, il faut du répondant. Betty Rojtman n’en manque pas. Ancienne directrice du département de littérature française de l’université hébraïque de Jérusalem, elle maîtrise en détail les auteurs dont elle parle. Mais elle connaît aussi remarquablement la Kabbale, qui sert de levier à sa lecture. Elle trouve dans la tradition ésotérique juive une « métaphysique de la fluidité qui semble pressentir, à la manière des Modernes, la convergence nécessaire du vide et de la vie, la secrète efficience de la défaite, l’alliance de la coupure et du jaillissement ».
Auteure de plusieurs livres importants – depuis Feu noir sur feu blanc. Essai sur l’herméneutique juive (Verdier 1986), jusqu’à Moïse, prophète des nostalgies (Gallimard, 2007), en passant par Une rencontre improbable (Gallimard, 2002) –, cette lectrice aiguë, au style souvent flamboyant, revient avec cet essai profondément original. Il en fait espérer d’autres.
Lire un extrait sur le site des éditions Desclée de Brouwer.