La perte du bon sens est-elle sans remède ?
« La puissance de bien juger et de distinguer le vrai du faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale dans tous les hommes. » Ainsi parlait Descartes, en 1637, à l’orée du Discours de la Méthode. Ce traité constitue un vrai tournant de la pensée occidentale, parce qu’il décrète possible l’examen critique, par chacun, de toute question. Contre les arguments d’autorité, seule compte la lumière naturelle et la manière de s’en servir. Bientôt, même les vérités révélées ne feront plus exception. En 1772, le baron d’Holbach, notoirement athée, publie un « conte oriental », intitulé Le bon sens, qui attaque toutes les croyances religieuses et les « idées surnaturelles ».
De l’Âge classique au jusqu’au XXe siècle, les Français, réputés « cartésiens » étaient supposés avoir l’esprit clair, le jugement logique, la tête sur les épaules. A tort ou à raison, ils passaient pour conjuguer sens des réalités, goût de l’ordre, souci du vrai. Nous voilà aujourd’hui très loin de cette légende dorée.
Trop d’esprits saturés de fake news, affolés de rumeurs, se montrent incapables, désormais, de distinguer le vrai du faux. Presque partout, la crédulité prend le dessus sur l’attitude critique. Une défiance envers les faits s’est généralisée, alimentant les délires sans fin du complotisme. L’objectivité se trouve minée par de prétendus « faits alternatifs » et par l’indistinction croissante du virtuel et du réel. Ces processus s’accélèrent à un tel point que la frontière entre désirs et réalité devient poreuse, ou même n’est plus inaperçue. L’important n’est plus ce qui est, ce qui se mesure et se constate, mais seulement ce que l’on croit, craint et rêve.
Il semble d’autant plus difficile d’échapper à ces pièges que le pauvre vieux bon sens n’a pas seulement été délaissé. Il a été moqué, vilipendé, jugé débile et suspect, depuis déjà pas de mal de temps, et par des auteurs très chic. Voltaire, dans son Dictionnaire philosophique (1764), n’y voit qu’une « raison grossière », à mi-chemin de la stupidité et de l’esprit. Nos contemporains furent bien plus acerbes, et envoyèrent le bon sens dans les orties. Roland Barthes dans ses Mythologies (1957) en fit « le chien de garde des équations petites-bourgeoises » pendant que Jacques Lacan se gaussait du « sens du réel ». Être réaliste, ce ne pouvait être « demander l’impossible », comme ressassait un slogan de Mai 68. Dès lors, le bon sens était inévitablement considéré comme « gros » – sans finesse, sans invention. Bref, « beauf ».
Face aux ténèbres qui montent, il est indispensable de le restaurer, d’en retrouver l’usage et la portée. C’est urgentissime. Sinon, à terme, de proche en proche, tout peut sombrer : la pensée comme le politique, les libertés et la paix, relative, où vit encore l’humanité. Mais comment faire ? Force est de constater que le diagnostic n’indique pas le remède. Des correctifs existent, mais paraissent dérisoires. Que pèse une vérification des faits dans le flot des rumeurs et des soupçons ? Que peut une pédagogie patiente dans l’emportement des fables catastrophistes ? Pas rien, sans doute. Mais si peu…
Et pourtant, si l’on parvenait à le réparer, à l’instiller de nouveau dans la vie de chacun, le bon sens nous éviterait nombre d’errances individuelles et d’accidents collectifs. Car il ne désigne pas simplement la rationalité pure, outil de la philosophie et des sciences. En fait, il est à double face. Déjà chez Descartes, « bon sens » est tantôt synonyme de « raison » – faculté présente en tout homme, qu’il soit mathématicien, jardinier ou boxeur – tantôt de « sagesse universelle », faite de réalisme et de réflexion.
Parmi les Modernes, Bergson a été le dernier à souligner sa grandeur et à lui donner toute sa portée. « Par bon sens, écrit-il, j’entends la faculté de s’orienter dans la vie pratique, de voir et de raisonner juste, non seulement sur ses propres affaires, mais encore et surtout sur celles du pays. » Il faut repartir de cette définition. On en déduit aisément que le bon sens est indispensable, par exemple, à tous les participants du grand débat national actuellement en cours. Il en découle également qu’il est nécessaire aux dirigeants, aux enfants des écoles, à leurs maîtres, aux internautes… A tout le monde, de fait. Ce qui est le plus utile est donc aujourd’hui le plus en péril. Nous le savons, sans voir malgré tout comment le préserver ni le restaurer. Encore faut-il, au moins, lancer l’alerte.