« Gilets jaunes » : sommes-nous en 1848 ?
On dit que l’histoire ne se répète pas. Ou bien, au contraire, qu’elle tourne en rond. Hegel suggère pour sa part que certains grands événements et personnages existent en double. « La première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce. » ajoute Marx, au début du 18 Brumaire de Louis Bonaparte (1851). Il est difficile de voir clair sur ces différents points, parce qu’il existe, dans le flot des événements, bégaiements et répétitions autant que singularités absolues. Aucune loi générale ne se dégage de manière incontestable. Pourtant, dès qu’on musarde dans les archives, force est de constater d’étranges similitudes, des proximités troublantes, parfois des coïncidences hilarantes entre hier et aujourd’hui. Pour s’en convaincre, une brève promenade parmi quelques récits des journées révolutionnaires des 22-24 février 1848 donne l’impression d’entendre gilets jaunes et foulards rouges de 2019. Ces débats enflammés ressemblent aux nôtres à s’y méprendre. Mêmes conflits, mêmes discours parfois délirants.
Flaubert, dans l’Education sentimentale, donne écho, avec un humour caustique, aux prises de paroles enfiévrées des émeutiers. Louis-Philippe a abdiqué depuis quelques heures seulement, mais l’impatience s’échauffe dans les clubs. « Est-ce que le Gouvernement n’aurait pas dû déjà abolir, par un décret, la prostitution et la misère ? » En quelques jours, il est envisagé de tout mettre à bas et de tout refaire. Ici, un acteur éméché propose « la réforme du théâtre ; et, d’abord, plus de directions, plus de privilèges ! — Oui ! d’aucune sorte ! » Si l’on supprime grades et hiérarchies, on doit en finir avec les examens. « Plus de baccalauréat ! — À bas les grades universitaires ! — Conservons-les, rétorque un autre mais qu’ils soient conférés par le suffrage universel, par le Peuple, seul vrai juge ! »
La surenchère démagogique n’est donc vraiment pas une nouveauté. La caricature de la société non plus, d’ailleurs. Au fil des discussions, Frédéric, le héros de Flaubert, est confronté à la haine envers les riches. Un orateur improvisé les décrit « se gorgeant de crimes sous leurs plafonds dorés, tandis que les pauvres, se tordant de faim dans leurs galetas, cultivaient toutes les vertus. » Parmi les mesures à prendre de toute urgence, les insurgés de 1848 préconisent des mesures qui rendent un son familier à l’oreille de nos contemporains : « L’État devait s’emparer de la Banque et des Assurances. Les héritages seraient abolis. On établirait un fond social pour les travailleurs ». Et, pour les élections ? « Il nous faut des citoyens purs, des hommes entièrement neufs ! »
Victor Hugo, dans quelques pages de ses Choses vues, donne une autre vision de la même effervescence. « Beaucoup crièrent : À bas les riches ! — Non ! non ! dirent les autres » – altercation qui se retrouve, plus que jamais, dans notre quotidien. Plus étonnant, on constate que des expressions du jour étaient déjà en usage, à l’identique : « Ceux qui sont en haut veulent rester en haut, dit un insurgé. Est-ce que ceux qui sont en bas ne vont pas monter à la fin ? » Et l’on croit lire un portrait de bien des gilets jaunes quand Hugo décrit l’émergence d’« une nouvelle et étrange classe d’hommes, classe exaltée et fanatique, irritée quelquefois à tort, quelquefois justement indignée ».
Tocqueville, lui aussi, rend compte de ce foisonnement de projets où « chacun proposait son plan (…) L’un prétendait réduire l’inégalité des fortunes, l’autre l’inégalité des lumières, le troisième entreprenait de niveler la plus ancienne des inégalités, celle de l’homme et de la femme. (…) Ces théories étaient fort diverses entre elles, souvent contraires, quelquefois ennemies ». Ce qu’elles ont en commun, malgré tout, Tocqueville le voit bien : non pas réfléchir sur le gouvernement, mais bien « atteindre la société elle-même » .
N’allons pas croire que nous sommes simplement revenus au milieu du XIXe siècle. Mieux vaut s’apercevoir que le tohu-bohu de la parole politique est un fil rouge de l’histoire moderne de la France. Par intermittence, ce pays plonge dans un tourbillon de débats utopiques et de contestations, d’inventions et de délires, de divagations ineptes et d’innovations géniales. La France est un théâtre où se sont jouées de mémorables tragi-comédies – notamment en 1789, 1830, 1848, 1871, 1936, 1947, 1968… Reste à savoir quels sont les causes, et surtout les conséquences, de ces représentations. Mais ceci est une autre histoire.