Les deux versants du grand débat
C’est devenu le maître-mot des temps qui viennent. « Débattre », les Français y sont incités. Ils commencent à s’y mettre, semble-t-il, de bon gré. Certains restant à l’écart, les initiatives se multiplient pour qu’ils participent, notamment la présence controversée de Marlène Schiappa chez Cyril Hanouna. Citoyens enthousiastes, dubitatifs, pragmatiques… le catalogue des nuances est si varié qu’il risque de faire oublier de demander ce que « débattre » signifie au juste. Parce que le terme est usuel, on le croit clair et simple. Or ce n’est pas le cas. Il désigne des activités distinctes, qu’il est utile de démêler si l’on veut éviter les confusions.
Deux versants s’opposent, dans le temps et dans le contenu. Le sens ancien est rigoureux : classiquement, le mot désignait des discussions rationnelles et argumentées, qui portaient sur des désaccords de fond. Quand Maurice Barrès, en 1902, écrit : « Je ne débats point de savoir où est la bonne religion », il veut dire : « je n’entre pas ici dans une argumentation détaillée ». On pouvait alors débattre – entre théologiens, philosophes, scientifiques… – de thèses suscitant des désaccords. Le but de ces confrontations était, au moins idéalement, de savoir qui avait raison. Chaque fois, il s’agissait de trouver où se tenait la vérité.
Les « questions disputées », comme on disait au Moyen-Âge, étaient multiples et disparates, mais débattre exigeait toujours trois conditions. Il fallait un objet du débat clairement défini et délimité, des démonstrations et objections ajustées exactement au problème à résoudre. D’autre part, les arguments, logiques ou factuels, étaient contraignants : ils devaient convaincre, se disaient en mesure d’établir la « bonne solution » de manière définitive. Car, dernier point essentiel, l’existence d’une réponse vraie était nécessairement supposée. Ne pas l’atteindre était possible. Ne pas la concevoir était exclu.
Cette manière ancienne de débattre n’a pas complètement disparu. Mais ce verbe s’est mis à parler, peu à peu, de tout autre chose. Il a commencé à évoquer une activité floue, où aucune condition drastique n’est exigée. Sur ce nouveau versant, débattre veut dire : afficher ses partis pris, ses humeurs et ses tripes. Peu importe qu’existe ou non une question consistante, ce qui prime est le choc des points de vue et des émotions. Il devient même inutile, à la limite, de savoir de quoi on parle. Cohérence, contraintes logiques, vrai et faux sont hors du jeu. Une seule chose compte : faire entendre sa voix, exprimer sa colère ou son indignation. Il ne s’agit plus, alors, d’une discussion intellectuelle, mais d’une collision d’opinions, de préférences idéologiques ou même de simples goûts. Ce qu’on appelle « débattre » s’est imposé sur ce mode, ces derniers temps, à peu près partout – des plateaux de télévision aux réseaux sociaux, des shows culturels au « Café du commerce ». Débattre n’a donc plus la même finalité : au lieu de tenter de savoir « quelle est la vérité », le but est devenu de placer « moi, je dis que… »
C’est entre ces deux versants que se tient le grand débat national. Il examine des questions suggérées, mais doit aussi les construire, les compléter, les façonner ou les reformuler. Traversé de souffrances, d’inquiétudes, d’indignations, il lui faut à la fois exprimer ce vécu et tenter d’aller au-delà, d’imaginer des propositions pratiques. Enfin, et surtout, ce débat collectif se tient à égale distance d’un horizon de vérité et d’une exhibition affective. Il ne peut pas avoir la rigueur d’une démonstration de géométrie. Il ne peut pas non plus tomber dans le déballage vide des goûts et des couleurs.
Ce qu’il explore n’est pourtant pas tellement inédit, en fin de compte. Car c’est du politique qu’il s’agit. C’est-à-dire cet espace commun où s’entremêlent paroles, affrontements, tensions, compromis, tâtonnements, expériences, utopies, réalités… Espace sans vérité ultime, sans modèle absolu, sans certitude définitive, où les humains tentent de bricoler ensemble l’agencement des pouvoirs. Quels que soient ses résultats, qui dépendront de multiples facteurs, il est probable que cette expérience constituera, pour beaucoup, un apprentissage effectif de cet espace hybride, une découverte ou redécouverte de sa rugosité et de sa grandeur. Car telle est bien la définition la plus simple du politique : débattre plus pour se débattre moins.