« La Vie des choses », de Remo Bodei
On croit savoir où elles sont. A leur place, évidemment, qui est supposée tranquille, bien délimitée une fois pour toutes. Les choses sont en effet placides, on devrait plutôt dire inertes. Elles demeurent là où nous les avons posées, et restent à portée de main. On les prend, on les utilise, puis on les oublie, ou même on les jette. Corvéables, remplaçables, destructibles… Voilà ce qu’on se dit.
En fait, nous n’en savons rien. Et si, la nuit, par exemple, elles se comportaient tout autrement ? Si elles perdaient la netteté de leurs contours, la clarté de leur séparation ? Peut-être deviennent-elles indiscernables, imprévisibles, à proprement parler impensables ? Ce ne sont là, dira-t-on, que délires et fantasmagories. Pas sûr.
La face cachée du pensable
De vieux poètes latins l’avaient déjà entrevu. L’aube remet les choses à leur place, la lumière les écarte et les précise. Mais, dans l’obscurité, notre regard échoue à maîtriser quoi que ce soit. Et nos mots ne fonctionnent plus. Alors, elles vivent leur vie – inconnue, inconcevable et diverse. D’ailleurs, il n’y a pas que dans le noir que les choses s’agitent. A tout instant, elles tissent avec nos existences des liens profonds, multiples et souvent inaperçus.
Il est rare qu’un philosophe y prenne garde et s’en soucie vraiment. Car s’aventurer dans ces parages suppose de cheminer vers la face cachée du visible et du pensable, d’abandonner les boussoles habituelles, donc de ne pas craindre de longer parfois la folie. Rien qui effraie Remo Bodei, auteur de plusieurs livres sur les frontières de la raison, notamment Logiques du délire (Aubier, 2002). Il scrute aujourd’hui La Vie des choses avec un rare bonheur.
Il faut rappeler que ce penseur à la trajectoire internationale est l’un des plus originaux de l’époque, bien que sa notoriété, en France, soit encore modeste. Né en Sardaigne en 1938, Remo Bodei s’est formé à Pise à la philosophie hégélienne, puis en Allemagne à la phénoménologie, auprès notamment d’Eugen Fink, d’Ernst Bloch et de Karl Löwith. Après avoir été longtemps professeur à l’Ecole normale de Pise, il enseigne aujourd’hui la philosophie à l’université de Californie à Los Angeles (UCLA). Sa principale caractéristique est sans doute d’entrecroiser une immense culture philosophique et littéraire avec une forme aiguë de sensibilité.
Nœuds énigmatiques
C’est ce qui fait de ce court essai un chef-d’œuvre en son genre. On y trouvera tout ce qu’il faut de références savantes, de Virgile à Husserl, d’Aristote à Proust, sans oublier historiens et anthropologues. Mais cette vaste érudition n’est pas aux commandes. Au contraire, elle est au service d’un voyage insolite et fécond explorant les énigmatiques nœuds de relations tissés, à notre insu, entre nous et les choses. Marquées tour à tour par la beauté ou la banalité, l’obsolescence ou la durabilité, la rareté ou le fatras, les choses, porteuses de traces humaines et d’éclats divins, ne sont jamais exactement là où nous les croyons.
« La brièveté de la vie et les hasards de la naissance, qui enferment chacun dans un temps et un espace limités, nous permettent d’entrer en contact seulement avec un certain nombre de choses », souligne Remo Bodei. Pareille restriction ne saurait être cause de tristesse, puisqu’on se rend compte aisément, dès lors qu’on lui accorde l’attention qu’elle mérite, que chaque chose est infinie.