Le règne de l’éclipse
Rousseau et Voltaire au cœur du grand débat.
Nous voilà partis pour deux mois de palabres. On y trouvera, c’est prévisible, le meilleur et le pire. Le grand débat national va susciter, inévitablement, en proportions variables, espoirs, déceptions, malentendus, confusions, clarifications, illusions, radotages, innovations… Inédit, l’exercice peut être trompeur ou bien salutaire. Il est trop tôt pour le savoir.
Mais on sait déjà ce que répondent deux de nos monstres sacrés. Rousseau, dans Le Contrat social(1762), semble arborer un gilet jaune. Il refuse avec véhémence le principe même des taxes : « Dans un Etat vraiment libre les citoyens font tout avec leurs bras et rien avec de l’argent ; (…) je crois les corvées moins contraires à la liberté que les taxes. » Et Jean-Jacques plaide, sans ambage, pour un RIC avant la lettre : « La souveraineté ne peut être représentée (…). Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires; ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle ; ce n’est point une loi. »
A l’opposé, Voltaire, ami de l’ordre et de la prospérité, juge « insocial » le contrat de Rousseau. Le châtelain de Ferney « cultive son jardin », comme Candide, mais en chef d’entreprise – et soutient que « le vrai philosophe défriche les champs incultes, augmente le nombre des charrues, et par conséquent des habitants ; occupe le pauvre et l’enrichit (…) ; ne murmure point contre des impôts nécessaires, et met le cultivateur en état de les payer avec allégresse. » (Lettre à Damilaville, 1er mars 1765).
Ils n’ont donc en tête ni la même politique, ni la même société. Et nous ne sommes pas sortis de ces dilemmes.
Booba et Kaaris ressuscitent le duel
On se souvient que ces deux rappeurs se sont affrontés violemment, avec leurs bandes respectives, à l’aéroport d’Orly, le 1eraoût 2018. Détention provisoire, procès, prison avec sursis et amendes s’en sont suivis. Ce n’était qu’un début. Ces derniers jours, les deux héros discutent – terme excessif pour désigner pour un échange d’injures, de tweets rageurs et de vidéos – d’un combat seul à seul, à Bruxelles, en avril, avec un million d’euros à la clé.
Régler un différend par le duel est une pratique fort ancienne. On en connaît, dans l’histoire, d’innombrables exemples – depuis les combats d’Achille et Hector chez Homère jusqu’aux kyrielles de jeux vidéo d’aujourd’hui, en passant par les défis de la chevalerie et les rixes des westerns. Mais c’était archaïque, révolu. On pensait que c’était dépassé.
Et si tout régressait ? Si ces rappeurs étaient, en fait, les précurseurs d’un vaste retour en arrière ? Imaginons, bientôt, toute rivalité se réglant à coup de poings, se tranchant au terme d’un corps à corps. Même chez les financiers, les politiques, les artistes et, pourquoi pas, les philosophes… Voilà qui composerait d’étranges tableaux. Chacun les composera à sa guise.
Une seule question : êtes-vous vraiment sûr qu’on n’en prenne pas le chemin ?
La lune s’éclipse, le reste aussi
Si vous n’avez rien de mieux à faire, vers 6 h du matin, lundi 21 janvier, regardez la lune, vous ne la verrez pas. Les astronomes annoncent une éclipse totale, visible en Europe. La prochaine n’étant que pour le 16 mai 2022, ce peut être tentant. A moins de préférer songer un instant à tout ce qui s’éclipse autour de nous.
Par exemple : l’hospitalité, le respect des étrangers, le sens des nuances, l’attention à la complexité, le souci des convenances, le sens de l’humour… Mais aussi le goût des choses qui durent, des œuvres à admirer, de la beauté gratuite et simple. Et encore l’altruisme, la pudeur, les demi-mots… Chacun de nouveau complètera, dressera sa propre liste. Si ces énumérations sont longues, c’est évidemment que nous traversons un temps de désorganisation. Reste à savoir quand et comment nous en sortirons, si toutefois nous en sortons.
Telle est la question des éclipses. Avec la lune ou le soleil, elle est simple : tout est calculable, minuté, prévu. On sait, avec exactitude, quand commence et quand se termine le phénomène, et l’on est certain qu’il prendra fin. Avec nos mœurs, nos sensibilités, nos manières d’agir et d’interagir, il en va tout autrement. Ce pourrait être le partage entre pessimistes et optimistes. Les premiers sont convaincus que ce qui s’estompe ne reviendra pas. Les autres croient que ces éclipses vont se terminer, et la lumière revenir.