« Comment l’empire romain s’est effondré », de Kyle Harper : la chronique « histoire » de Roger-Pol Droit
On croyait que c’étaient les Germains, en fait ce seraient des germes. Ils auraient eu raison de Rome, de sa puissance et de son Empire. Oubliez donc Alamans, Burgondes, Ostrogoths, Wisigoths et autres Vandales. Remplacez-les par Yersinia pestis, bacille de la peste bubonique, et quelques autres bactéries et virus. Vous comprendrez alors autrement pourquoi, vers 650 de notre ère, un effondrement vertigineux a frappé le plus durable et le plus florissant empire de l’histoire occidentale. De 75 millions d’habitants, on passe à moins de la moitié. La cité de Rome comptait près de 700 000 habitants, elle n’en compta plus que… 20 000 !
Changement climatique et cataclysmes viraux
Aux pandémies mortelles que transmettaient efficacement les égouts romains, les bains et les thermes, infestés de rats et de puces, se seraient ajoutés, inaperçus jusqu’à présent, des changements climatiques. Un « petit âge glaciaire », à partir des années 450, amoindrit les récoltes et transforme les échanges. Rome n’aurait donc été victime ni de sa décadence, ni de ses vices, ni de son gigantisme et de sa désorganisation politique et militaire, ni des assauts répétés de vagues migratoires successives. Ce qui l’aurait fait périr se nomme changement climatique et cataclysmes viraux.
Cette nouvelle explication s’ajoute aux quelque 210 théories sur la chute de l’Empire romain récemment recensées. Mais son auteur n’est pas un extravagant ni un farfelu. Kyle Harper, professeur d’histoire à l’université d’Oklahoma (Etats-Unis), spécialiste de l’Antiquité tardive, auteur de plusieurs travaux estimés, s’est emparé de données récentes, issues de la climatologie et de l’archéologie des sépultures. Son travail n’est donc pas pure spéculation. Remarquablement documenté, il s’appuie sur les déchiffrements de carottes glaciaires et les analyses d’ADN d’ossements humains. Il croise ainsi, et ce n’est pas son moindre intérêt, découvertes scientifiques récentes et histoire antique.
Tenir compte de données inhabituelles
Au lieu de s’intéresser aux légions, aux campagnes militaires, aux démêlés des empereurs avec les barbares, Kyle Harper invite à tenir compte de données inhabituelles, issues de l’écologie et de l’économie, de la médecine et de l’hygiène, de la démographie. Le risque serait évidemment de croire qu’à elles seules elles expliquent tout. Mais il convient désormais de les ajouter à ce processus complexe, multifactoriel et surchargé qui a fait disparaître le monde antique – quitte à débattre interminablement des facteurs essentiels et des éléments secondaires.
Il convient aussi de remarquer combien le genre « chute de l’Empire », abondamment illustré depuis le siècle des Lumières et l’ouvrage classique d’Edward Gibbon, Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain (1776-1788), est constamment coloré par le présent. Gibbon insiste sur la faillite morale et politique des élites et de la culture romaines. Les historiens du XIXe siècle mettent l’accent sur les invasions barbares et leurs désastres. Les travaux du XXe siècle privilégient les facteurs économiques et sociaux. On ne s’étonnera donc pas de voir aujourd’hui émerger un scénario de la mort de Rome sous l’effet du changement climatique et des épidémies, deux de nos hantises. Cela ne veut pas dire que ces explications sont fausses, mais qu’elles sont partielles, et qu’elles parlent autant de leur époque que de l’Antiquité. A chaque siècle son effondrement.