Vive le développement impersonnel !
Être admis à 14 ans à l’université Harvard n’est pas courant, surtout en 1817. Et ce n’est qu’un début, dans la vie de Ralph Waldo Emerson (1803-1882), qui s’applique à ne rien faire comme tout le monde. Devenu pasteur unitarien, il démissionne avec fracas. Citadin, il s’installe à la campagne. D’une famille riche, il aide David Thoreau à vivre dans les bois. Formé en Europe à la littérature et à la philosophie, il proclame l’indépendance intellectuelle et spirituelle des Américains… Ce n’est pas par hasard qu’il admire l’indépendance de Montaigne, rêve d’écrire comme lui et rédige finalement, au fil de nombreux essais, une des œuvres les originales des temps modernes. Le philosophe contemporain Stanley Cavell – professeur à Harvard, disparu en juin 2018 à 92 ans – fut le premier à mettre en lumière la profondeur, les singularités et les perspectives d’avenir de la pensée d’Emerson.
Agis toujours par toi-même, non par les autres, telle semble bien être sa maxime centrale. Refuser les conformismes, bannir les idées toutes faites, se défier des règles établies – voilà les conséquences immédiates de cette règle. Pour vivre en humain digne de ce nom, il convient donc de n’écouter que soi, son intuition, sa nature profonde. Toujours et partout : en religion, en morale, en amour comme en philosophie. Et à l’instant, sans souci de se contredire, sans obligation d’être uniforme et constant. Ce principe crucial, Emerson le formule avec la plus grande netteté dans un court essai de 1841, intitulé Self-Reliance, dont une nouvelle traduction française vient de paraître, sous le titre Compter sur soi.
En lisant ce texte, la première chose qui saute aux yeux, c’est l’étendue des contresens qu’il peut susciter. Ils risquent même de se multiplier, si l’on s’en tient à l’idée qu’il faut aller de l’avant et faire preuve d’audace. « Aie confiance en toi » (Trust thyself) ressemble à s’y méprendre à la bouillie du développement personnel, aux discours du genre « Vas-y, crois en tes talents, ça te donnera la force de réussir… » De fait, bien des formules d’Emerson ont l’air de mettre en avant uniquement la personnalité de chacun, le caractère unique des individus, l’exception constituée par leur subjectivité.
Ce n’est malgré tout qu’une première face de sa pensée. Ne voir qu’elle est trompeur, et ce que dit l’ensemble est autrement complexe, et plus intéressant. Le paradoxe est que l’individu – croyant agir librement, selon son intuition la plus singulière, la plus spontanée, presque son caprice – se réglerait en réalité sur un ordre cosmique, une lumière naturelle et divine qui se révèle tout-à-fait impersonnelle. Emerson le dit clairement : « Nous reposons au sein d’une intelligence immense, qui fait de nous les récepteurs de sa vérité et les organes de son activité. Quand on perçoit la justice, quand on perçoit la vérité, on ne fait rien par soi-même, on laisse passer ses rayons. »
Mine de rien, pour en arriver là, il faut pas mal de chambardements. Sont bouleversés par Emerson la conception classique du sujet cartésien et sa clôture sur soi, la représentation usuelle des relations de l’individu à sa volonté et à la vérité. Ce philosophe héritier du scepticisme avait lu, dès sa parution en 1844, l’Introduction à l’histoire du bouddhisme indien d’Eugène Burnouf. Il s’intéressait de près à l’hindouisme comme à Confucius. Il faudrait s’en souvenir.
COMPTER SUR SOI
(Self-Reliance)
de Ralph Waldo Emerson
Traduit de l’anglais par Stéphane Thomas
Allia, 80 p., 7 €