Que gagne-t-on en finale ?
Dans l’audience planétaire de la grosse machine du Mondial, voilà la France heureuse et fiévreuse. Dans ce jeu, tout est colossal : investissements du pays organisateur, droits de diffusion, droits dérivés mais aussi ferveur du public, amertume des perdants, liesse des vainqueurs. Bien sûr, tout le monde répète que ce n’est qu’un jeu. Mais chacun pressent aussi que c’est bien plus, et autre chose. Pourquoi tant d’attention, d’attente, de passion ? A cette question, existent à la fois trop de réponses et pas assez. Une manière simple de tenter d’y voir clair est de se demander : que gagne-t-on au juste, en remportant la finale ?
Savoir qui est véritablement cet « on » constitue une condition préalable. Ceux qui vont gagner, dimanche, à Moscou, ce ne sont pas les onze joueurs d’une équipe. Ni le groupe entier, remplaçants et entraineurs inclus, ni même le pays qu’ils représentent, dont ils arborent les couleurs et chantent l’hymne national. Ce sera bien chacun de ceux qui auront vibré, tremblé, vociféré. Chacun se sent vainqueur si « les siens » l’emportent. Cette puissante empathie demeure énigmatique. Car elle fait partager un destin que nous n’avons pas forgé. Elle fait éprouver le sentiment d’avoir gagné ou perdu, alors que nous n’y sommes pour rien, puisque que nous ne faisons que regarder, de loin, et hurler sur le canapé du salon ou à la terrasse du café.
Le phénomène est très archaïque, évidemment. Au fil des millénaires, les mêmes composants reviennent, autour d’un scénario invariable. Une rivalité est supposée exister entre « eux » (les autres) et « nous ». Une bataille s’annonce, qui va décider du sort final et dire lesquels dominent. L’issue de cet affrontement imminent demeure incertaine, il faut donc observer tous les signes, tenter de les interpréter. Les prêtres romains interrogeaient le foie des moutons ou le vol des corbeaux. Nous convoquons des poulpes et des otaries. Certes, le choc n’est plus militaire, la victoire ne donne ni territoire ni pouvoir politique réel. Mais quelque chose, à l’évidence, persiste. Qu’il faut encore préciser.
Car le propre de cette victoire au jeu est d’être vide, du moins au premier regard. Elle ne rapporte, à tous ceux qui la partagent, rien de tangible. Les joueurs gagnent de l’argent, la fédération, les annonceurs aussi, sans compter les marchands de téléviseurs et les vendeurs de pizzas… Mais les gens qui scanderont « on-a-ga-gné » n’empocheront pas un liard. Ce qui ne les empêchera pas d’être fiers et heureux, de se sentir grandis, justifiés, unis. Là encore, sont à l’œuvre d’antiques mécanismes. Ils se rattachent à la gloire d’avoir remporté un combat, au vieux chant des héros et de leurs exploits. Ces schémas antiques sont ceux d’Homère, de Virgile, de Pindare pour les jeux olympiques, de tous les chants qui célèbrent la mémoire des exploits accomplis et font partager cette éclatante fierté que « les nôtres » aient été jusque là.
Ce qu’on gagne, finalement, qui que l’on soit, dans une finale de coupe du monde, c’est donc une bribe d’estime de soi. Vainqueurs, fût-ce par procuration, on se sent mieux. On s’imagine être plus forts. On se croit plus unis, on se rêve tous ensemble. Cette estime de soi et cette solidarité sont illusoires, éphémères et vaines puisque notre part de responsabilité dans la victoire est inexistante. puisque les dures réalités rattrapent tout le monde dès la liesse passée. Mais illusoire ne signifie pas insignifiant. Ephémère ne veut pas dire sans effets durables. Car l’illusion laisse des traces, engendre des conséquences, pas nécessairement néfastes.
On évitera donc la candeur, en sachant combien cette joie est un mirage, mais on écartera aussi le mépris et l’indifférence. Parce qu’un supplément d’estime de soi – même imaginaire, et aussi fantasmatique qu’on voudra – ne fait pas de mal par temps de découragement, de scepticisme et de nihilisme. Si l’équipe de France gagnait, il serait absurde d’en attendre une résolution des crises françaises. Nos blocages et nos impuissances – faut-il le dire ? – resteraient les mêmes. Nos atouts et nos dynamiques aussi. Malgré tout, quelque chose serait différent. Le sentiment que nous pouvons, collectivement, remporté des batailles sur la scène mondiale, et en être fier, n’est pas souvent éprouvé et partagé, ces derniers temps, c’est le moins qu’on puisse dire. Le voir revenir, même modestement, même fugitivement, n’a pas de prix.
La chronique de Roger-Pol Droit reprendra vendredi 7 septembre