Scruter tout ce qui change
« Révolution » a connu bien des aventures. Au fil des siècles, le mot et l’idée ont changé de sens radicalement. Dans le vocabulaire classique, ils évoquent une répétition cyclique, la révolution des planètes sur leur orbite. Rien ne change, tout recommence indéfiniment : chaque fois qu’un tour est « révolu », le processus reprend à l’identique. Avec les Lumières, 1789, puis les grands chambardements du XIXe siècle une signification absolument opposée se met en place : « la » révolution devient renversement de l’ordre ancien, fracture unique et décisive, cassure de l’histoire. Cette fois, son triomphe suppose que tout change, que rien ne soit plus comme avant.
Notre XXIe siècle invente un autre sens encore : les révolutions – au pluriel, désormais – deviennent mutations mentales (concernant nos manières de concevoir le monde, les relations homme-nature, hommes-animaux…), bouleversements à la fois technologiques, intellectuels et sociaux (ère numérique, nanotechnologies, posthumanité…). Révolutions aussi les modifications affectives et psychiques (bouleversant les genres, l’intime, les désirs, la finitude…), sans oublier les changements sociaux (âges, travail, relations interpersonnelles et internationales…) ni les évolutions politiques (durabilité, mondialisation…).
Ces transformations multiples composent l’archipel de la complexité caractéristique de notre époque. Car nul ne sait au juste où elles vont. Plus encore, elles se révèlent indépendantes mais corrélées, autonomes et malgré tout en partie contrôlables. Ces nouvelles révolutions sont distinctes, mais toutes se déroulent à la fois hors de nous et en nous, sans nous et avec nous. Elles se tiennent hors de notre portée, tout en dépendant en partie de notre consentement ou de notre refus. Désormais il faut donc, plus que jamais réfléchir pour agir. Et poursuivre, à plusieurs voix, le déchiffrement de ces métamorphoses.
Ce gros volume y contribue, en rassemblant une trentaine de contributions de qualité. Les textes abordent des facettes de nos perplexités, de nos espérances, de nos angoisses. Sans être exhaustif, on s’en doute. Mais aussi sans imposer une solution, sans décréter ce qu’il faudrait faire. Ce qu’a imaginé le philosophe Yves Charles Zarka, en compagnie de Christian Godin et de Sylvie Taussig, n’est ni un manuel pratique ni un collectif d’intervention. Il s’agit plutôt de dresser un inventaire intelligent des axes d’interrogation que notre temps suscite, en prenant la mesure de l’ampleur et de la diversité de ce qui se déroule « sous nos yeux » mais aussi, si l’on peut dire, « dans » nos yeux. Scruter tout ce qui change, y compris notre regard, donc nos manières de considérer les changements, telle est l’ambition.
En fin de compte, on savait jadis où allaient les révolutions. Quand elles se contentaient de tourner en rond, elles ne se dirigeaient nulle part. Elles filèrent ensuite vers le bonheur assuré, les lendemains qui chantent, la fin de l’histoire, en rêvant de « casser en deux l’histoire du monde », comme disait Nietzsche. A présent, nous ignorons l’horizon et il nous faut deviner, dans le brouillard, les formes de l’avenir. Ces silhouettes aux contours flous exigent de bons yeux. Et restent encore à dessiner, pour la plupart.
LES RÉVOLUTIONS DU XXIe SIÈCLE
sous la direction de Yves Charles Zarka
avec la collaboration de Christian Godin et Sylvie Taussig
PUF, 576 p., 35 €
A signaler également, deux livres de Christian Godin : Ce que sont devenus aujourd’hui les pêchés capitaux (Cerf, xxx p., 20 €) et Les lieux communs d’aujourd’hui (Champ Vallon, 330 p., 22 €).