Mobilité urbaine et rigidité mentale
Décidément, la Mairie de Paris file un mauvais coton. Après les vélos, les voitures en libre-service connaissent à leur tour un échec retentissant. Initialement pionnières, ces solutions de mobilité partagée se terminent en naufrages financiers, urbanistiques et politiques. A d’autres d’analyser les erreurs stratégiques commises dans les montages contractuels et les dispositifs concrets. Le philosophe, pour sa part, s’intéresse à ce qui se passe dans les têtes. Or c’est là que se tiennent, probablement, les premiers blocages. Ils peuvent expliquer comment ces moyens de transports, aujourd’hui florissants à Rome, par exemple, et en d’autres capitales – ont sombré sur les bords de la Seine, faisant mentir le Fluctuat nec mergitur de la devise.
Les exigences de départ sont bien connues. Centres historiques des grandes villes engorgés, topographie inadaptée aux flux de circulation. Ce n’est pas vraiment une nouveauté : le poète latin Martial décrit déjà le chaos des embarras de Rome dans l’Antiquité. Mais pour nous la population est bien plus nombreuse, ses déplacements bien plus fréquents, les modes de transports plus rapides, leurs émissions plus toxiques. Les seuils de pollution atteignent des niveaux intolérables. Ces facteurs conjugués conduisent donc à imaginer de nouveaux transports urbains. Parmi les solutions des années 2000 fut la mise en place d’offres individuelles à la carte. De préférence non polluantes, robustes, d’usage aisé, d’un coût modeste pour les usagers et néanmoins supportable pour la collectivité. Équation difficile à résoudre, certes, mais, comme le montrent plusieurs réussites étrangères, pas réellement insoluble.
A condition d’adopter une démarche pragmatique. A condition de ne pas avoir d’apriori idéologique sur ce que devraient être, obligatoirement, ces nouvelles mobilités. A condition, somme toute, de ne pas décider à l’avance, à leur place, ce que doivent impérativement vivre, choisir et éprouver les citadins. Or une forte rigidité mentale a présidé aux politiques successives et convergentes de Bertrand Delanoé et d’Anne Hidalgo. Il fallait que la ville fût « festive », écologique et bien contrôlée. L’idéologie imposée était pro-piéton et pro-cycliste. Objectif : restreindre l’espace automobile, rendre la circulation de plus en plus difficile, le stationnement de plus en plus coûteux, aux voitures individuelles à énergie fossile – monstres d’archaïsme, dinosaures du vieux monde…
Cette liberté très dirigée s’est matérialisée notamment dans les « stations » fixes réservées aux vélos et aux voitures à la carte. Le point crucial aurait dû être de pouvoir prendre et abandonner pratiquement n’importe où des modèles variés. On décida au contraire d’implanter des véhicules standards en les scotchant à des sites dédiés. Laissons de côté le coût exorbitant de ces centres figés. Passons aussi sur l’esthétique ineffable des petits tanks électriques d’Autolib’, à la saleté repoussante et à la vétusté précoce et triste. Regardons seulement ce que signifie cette centralisation contreproductive. Ce n’est, en fait, qu’une liberté partielle.
Pas question, en fait, que les gens fassent vraiment ce qu’ils veulent, se déplacent tout à fait à leur guise. Ils doivent pédaler impérativement sur la piste adéquate, après avoir pris leur vélo aux seuls emplacements réservés à cet effet. De même, ils doivent chercher et rapporter les voiturettes aux endroits prescrits. Derrière la liberté affichée, le dirigisme continue. Cette liberté tronquée, voire trompeuse, s’est matérialisée dans la dénomination pseudo-cool de ces engins semi-contrôlés : Vélib’, Autolib’. « Lib’ », ce n’est pas « libre ». Il manque quelque chose pour que la liberté soit effective, donc efficace.
Avec des bouts en moins, aucune liberté n’est utilisable. A supposer qu’elle ne soit pas nocive, elle se révélera vite illusoire, donc inutile. Au lieu de permettre, avant tout, que les citadins choisissent pleinement où ils vont, de quelle manière et selon quelle trajectoire, ce pouvoir a tenté de façonner leurs comportements, de les rééduquer sans qu’ils s’en aperçoivent. En fin de compte, cette péripétie comporte deux leçons. La première est que ce n’est pas dans les rues que trouvent les principaux embarras, mais bien dans les idées. La seconde est que l’échec de ces offres mal conçues, néfaste pour les budgets comme pour la qualité de l’air, n’est pas mauvais pour la réflexion politique.