Du rôle des olibrius dans l’histoire
La rencontre Trump-Kim Jong-un est qualifiée d’historique. Les mêmes analystes jugent le texte de l’accord vide et flou. Ce n’est déconcertant qu’en apparence. Car les deux acteurs de cette comédie à rebondissements sont des maîtres de l’incongru autant que des bluffeurs imprévisibles. Ce qui a précédé – insultes, défis, provocations, rodomontades et menaces d’annulation – ne rendait pas vraiment certaine, c’est le moins qu’on puisse dire, la tenue de ce sommet. S’il est bien le tout premier du genre, personne ne peut, aujourd’hui, raisonnablement prévoir ce qui en sortira. Parce que ses protagonistes semblent bien être ce qu’on appelait autrefois, dans le vocabulaire classique, des olibrius.
Le mot mérite explications. Il désigne des personnages à la fois fantasques et cruels, irresponsables et ridicules. L’olibrius est bizarre, fanfaron. Il se donne en spectacle, fait le bravache, n’est pas contrôlable. Il est supposé manquer de réflexion comme de tempérance. En fait, il est difficile de saisir ce qui le meut, de l’humeur ou de la ruse, de la vanité ou de la démesure. Il y a du Père Ubu dans tout olibrius. C’est pourquoi ils inquiètent, car on redoute qu’ils ne s’emportent, pour des motifs imaginaires, sur un coup de sang. Par bêtise.
Reste à savoir d’où vient ce vocable vieilli, présent chez Molière et fréquent encore au XIXe siècle. Son origine est discutée. C’est un nom propre, porté par de plusieurs personnages de l’Antiquité, en particulier un empereur romain. Dans le chaos de l’empire en déclin, un certain Flavius Anicius Olybrius eut effectivement un règne presque inexistant, quatre mois seulement, en 472 après J.-C., devant Rome assiégée. Toutefois, comme il est mort sans avoir gouverné, le nom correspond mais pas le profil. Ce sont les mystères du Moyen-Âge, qui fournissent la bonne piste. Ils attribuaient en effet le martyr de Sainte Reine, en 252, à un romain gouverneur des Gaules nommé Olibrius. Il aurait tenté de violer cette jeune chrétienne, qui avait 16 ans. Elle résista, et fut décapitée, dit-on, par cet Olibrius. L’ennui, c’est qu’on ne possède aucune trace de existence réelle de cet affreux.
Cela n’empêche de poser la question : quel est rôle des olibrius dans l’histoire ? Ce n’est sans doute pas un sujet de bac convenable, mais c’est bien, malgré les apparences, une interrogation philosophique. Le caractère des puissants, leur psychologie et ses bizarreries ont-ils un impact profond sur le cours des événements ? Ou seulement de surface ? En fait, la réponse engage des conceptions de l’histoire qui n’ont rien de trivial. Si l’on admet par exemple, dans le sillage de Hegel, qu’il existe une logique de l’histoire universelle, alors la rationalité cachée des événements restera déterminante. Elle se déploie toujours, même c’est par des voies détournées, même quand on ne la saisit pas d’emblée. Alors les gesticulations des olibrius deviennent des péripéties au service d’un processus qui se déroule à travers eux et malgré eux. Le sens apparaîtra à la fin, une fois les événements déroulés.
En revanche, si la vie des hommes n’est « qu’un conte plein de bruit et de fureur raconté par un idiot », comme Shakespeare le fait dire à Macbeth, les tocades des olibrius en deviennent des maillons essentiels. Si rien ne fait sens, si l’absurde et le chaos dominent, ils sont les rois du monde. Du moins le temps que dure leur spectacle. Et Pascal, en ce cas, aurait raison de souligner que la longueur du nez de Cléopâtre oriente le cours du monde dans une direction ou une autre, aléatoirement. Conception aux antipodes de la grandiose machinerie hégelienne, comme il est aisé de voir.
Si la question de fond demeure indécidable, il reste à se demander si les olibrius existent vraiment. Après tout, leur existence n’est peut-être qu’imaginaire. C’est du regard des autres que leur étrangeté tire sa consistance. Parce qu’ils cassent des codes et bousculent des habitudes, on les croit extravagants. Ce n’est pas nécessairement le cas. Le président des Etats-Unis et le dirigeant de la Corée du Nord, au lieu d’être vus comme de dangereux bouffons, seraient à considérer comme de vrais stratèges. La partie qu’ils jouent est loin d’être terminée. On ferait mieux de s’y intéresser sous un autre angle que l’esbroufe. A moins qu’il n’y en ait pas d’autre…