La mystique comme savoir expérimental
Éprouver le divin, physiquement. Accomplir d’étranges voyages, au cours de ces impossibles rencontres. Revenir avec des constats difficiles à formuler, des questions déconcertantes à explorer. S’obstiner à vouloir exprimer et comprendre ce qui paraît inexprimable et inconcevable. Voilà, très schématiquement, le périmètre où s’est déployée, de l’Antiquité à nos jours, une immense famille d’aventures spirituelles, sources d’innombrables récits. On les rassemble sous cette étiquette convenue : « la mystique ». Une dénomination qu’on a fini par négliger, voire par mépriser. En dépit de quantité d’études et de controverses, ou peut-être à cause d’elles, le regard a changé.
L’idée même d’une expérience du divin est sortie du champ des évidences. Nous avons transformé la mystique en processus simplement textuel, objet d’analyses historiques, psychologiques, psychanalytiques… Ces approches sont légitimes en tant que telles, cela va de soi que. Mais si elles finissent par prendre toute la place, par évacuer carrément les expériences et connaissances singulières des mystiques, et donc par dissoudre purement et simplement ce qu’ils ont vécu, exprimé et pensé, alors le résultat est désastreux.
Pour contrecarrer cet escamotage savant et ses effets dissolvants, Frédéric Nef s’attache, dans La connaissance mystique, à réexaminer la question du point de vue de l’expérience perceptive et de l’épistémologie. Ce qui ne manquera pas de surprendre, peut-être de choquer. Il est devenu pour le moins inhabituel, en effet, d’appliquer aux mystiques les critères de l’expérience commune, d’interroger leurs propos selon les catégories de la logique. En métaphysicien de haut vol, Frédéric Nef se demande au contraire, d’une manière implacablement cohérente, ce que les mystiques perçoivent, connaissent et transmettent.
Au passage, il égratigne la déconstruction des textes mystiques qui fit les beaux jours des années structuralistes. La fable mystique de Michel de Certeau et nombre d’analyses de Jacques Derrida autour de la théologie négative font notamment l’objet de ses critiques. Toutefois, l’apport principal de cet immense travail, dont la gestation s’est échelonnée sur une quarantaine d’années, est bien de renouveler en profondeur l’approche théoriques des réalités mystiques. Au lieu de les considérer comme des variations stylistiques ou des données ressortissant à la psychopathologie, au lieu de les abandonner aux « territoires perdus de l’ineffable », Frédéric Nef montre par quelles voies les aborder en tant que savoir singulier, fondé sur une expérience spécifique.
Le cheminement de ces analyses s’étend sur 400 pages, grandes et denses. Elles convoquent aussi bien Evagre le Pontique que Bertrand Russell, et sont impossibles à résumer. Mais leur conclusion dit l’essentiel : « La mystique n’est pas une sortie irrationnelle hors de la connaissance, c’est un maintien héroïque de la rationalité dans les régimes limite de la connaissance. » On connaissait jusqu’à présent Frédéric Nef, directeur d’études à l’EHESS, pour ses travaux remarquables sur les théories métaphysiques contemporaines, publiés principalement chez Gallimard et chez Vrin. On le découvre désormais réhabilitant la mystique et son examen conceptuel. Cela ne surprendra que ceux qui ignorent combien, au fil des siècles, les figures de logiciens mystiques furent fréquentes.
LA CONNAISSANCE MYSTIQUE
Émergences et frontières
de Frédéric Nef
Les éditions du Cerf, 430 p., 29 €