L’éternité, c’est bientôt fini ?
« L’éternité, c’est long, surtout vers la fin ». Tout le monde a eu droit, un jour ou l’autre, à cette boutade de Woody Allen. En fait, il se peut qu’elle appartienne déjà à un monde ancien, où le terme « éternité » avait encore un sens. Car il semble bien que nous soyons en train de basculer vers une représentation du temps où cette vieille notion n’a plus d’usage. Nous vivrons peut-être bientôt après la fin de l’éternité. En tout cas, l’hypothèse vaut d’être examinée.
En commençant par préciser sa portée. Stricto sensu, parler de « fin de l’éternité » est absurde, puisque par définition l’éternel est infini. Il n’est question donc que de représentation, et non de réalité. De la même manière, quand Nietzsche, reprenant la formule du poète Jean Paul, parle de la « mort de Dieu », il veut dire qu’une croyance s’est éteinte, une évidence évanouie. Une représentation majeure – Dieu unique, créateur, tout-puissant, omniscient… – a cessé de susciter, en Occident, depuis les Lumières, adhésion immédiate et sans critique. Si l’éternité est « finie », c’est qu’elle ne nous parle plus. Sa représentation est en crise.
La conception qu’on s’en faisait n’était ni uniforme ni homogène. Chaque fois, elle nouait évidemment le temps et l’infini. Mais l’éternité fut conçue sur plusieurs registres distincts. Par exemple, la vie de l’âme, son salut ou bien sa damnation, fut longtemps le ressort majeur de sa représentation. Cette éternité de la vie individuelle – élaborée d’abord chez Platon, transformée ensuite par les Pères de l’Eglise – dépend des actes accomplis par chacun. Éternels seront la récompense ou le châtiment d’une « unité » psychique supposée indestructible.
De fait, pendant des siècles, dans l’Europe médiévale, tout le monde agissait avec, à l’arrière-plan de sa conduite, une certaine préoccupation de son sort éternel. On jouait en une brève existence sa béatitude ou ses tourments sans fin. A l’évidence, ce n’est plus du tout notre cas. Il existe toujours des croyants, certes. Mais la préoccupation du salut éternel est devenue sociologiquement périphérique, voire négligeable.
L’éternité s’est laïcisée, si l’on peut dire, avec Spinoza. Avec lui, la vérité connue rationnellement apparaît sub specie aeternitatis, « du point de vue de l’intemporel ». Nous ressentons, poursuit l’auteur de l’Ethique (1677), que nous sommes éternels dans la mesure où nous avons des « idées adéquates », des connaissances justes. Pour le dire de façon triviale : 2 et 2 font 4 indépendamment des siècles, des époques, des cataclysmes ou des renaissances. En faisant ce calcul, comme d’autres plus sophistiqués, nous faisons l’expérience, selon Spinoza, de notre participation à l’éternité.
Or, là aussi, c’est fini. Plus personne ne vous dira, chez les mathématiciens, les scientifiques ou les philosophes, qu’il se sent éternel en pensant selon les règles de la raison. Même en imaginant, quelques rarissimes exceptions, cette éternité est achevée.
Nous vivons plutôt dans la course et dans l’éphémère, les instants successifs et leur éclatement. Rien ne les rassemble. Aucune perspective, aucun horizon, aucun infini ne paraissent disponibles. Et cette éclipse de l’éternité n’a pas débuté récemment. Au XIXe siècle, le philosophe et poète danois Søren Kierkegaard avait diagnostiqué l’effondrement de l’éternité. « Désespérer, c’est perdre l’éternel » écrit-il en 1848. Il avait aussi compris que « l’homme de l’immédiat », « ne parle pas » de cette perte, parce qu’il « n’en a même pas le soupçon. » Avoir oublié l’éternité sans même s’en rendre compte, se désoler du monde tel qu’il est et continuer à courir après l’instant suivant… voilà l’aplatissement que dénonçait Kierkegaard il y a plus d’un siècle et demi. (1).
Une issue ? Si elle existe, il convient de la chercher hors du temps. Car nous avons deux définitions possibles de l’éternité : ce qui dure tout le temps, ou bien ce qui est tout à fait hors du temps. Sortir du temps est une autre manière d’être éternel. Pareille escapade est-elle possible ou impossible ? Peu importe, si la préoccupation de l’éternel demeure. Car si ce n’était plus jamais le cas, le prix à payer serait considérable. Parce que l’interrogation sur l’éternité est ce qui fait l’humain, cet animal taraudé par la représentation impossible de l’infini. Plus d’éternité – réelle ou illusoire, fantasmée ou conceptualisée -, plus d’humanité.
- La Bibliothèque de la Pléiade vient de publier deux volumes d’Œuvres de Kierkegaard dans une nouvelle traduction française.