Requiem pour l’Europe ?
Avec l’arrivée au pouvoir de Giuseppe Conte, l’Italie devient pour l’Europe bien plus qu’un souci. Car le mélange est explosif : gouvernement eurosceptique alliant les extrêmes, programme social et économique capable de faire exploser les normes budgétaires communes, expulsions massives de migrants contraires aux décisions européennes. Ce serait une crise, rien de plus, si pareil scénario catastrophe ne venait couronner une série déjà longue. Faillite grecque, Brexit, hétérodoxie idéologique de la Pologne et de la Hongrie, tensions internes affaiblissant l’Allemagne, marée montante des populismes, camouflet américain sur l’accord iranien… Tout contribue, à des titres divers, à miner l’autorité de l’Europe. A tel point qu’il devient légitime de s’interroger sur son avenir, voire sur les modalités de sa survie.
D’autant que les causes profondes de cette asthénie croissante ne relèvent pas d’un effet de conjoncture. Elles se révèlent aussi structurelles, liées aux fondements du projet européen et à sa construction. Après s’être entretués, ruinés, détruits – à force de se faire la guerre, de défendre et d’étendre leurs frontière -, les Etats-nations européens ont résolu de construire un monde différent. Ils ont ainsi commencé à mettre en œuvre, au milieu du XXe siècle, les projets de « paix perpétuelle » esquissés au siècle des Lumières par les philosophes, notamment Rousseau et Kant. Pour substituer la paix à la guerre, il fallait en finir avec les frontières et dévitaliser les Etats-nations. Voilà qui paraissait bien pensé. Mais qui oubliait pourtant deux points essentiels.
Le premier est que l’Europe n’est pas le monde. Partout ailleurs, Etats-nations, guerres et frontières perdurent. La mondialisation – dans ses dimensions économiques, financières, numériques – s’y est superposée sans les abolir. Elle a même contribué, souvent, à renforcer les conflits et les blocs. Dès lors, le « modèle » européen, lié à l’histoire du continent, risque fort de n’être pas exportable ni universalisable. Les Européens commencent à s’en rendre compte aujourd’hui : ils se retrouvent comme en porte à faux dans un fonctionnement planétaire qu’ils ne comprennent pas toujours bien, où ils ne discernent pas clairement leur place. C’est que leurs règles du jeu, et leurs cartes mentales, ne sont pas celles en vigueur tout autour.
Le second oubli fondateur de l’Europe, qu’elle paie aujourd’hui au prix fort, est celui d’une idée mobilisatrice. La construction européenne est désespérément raisonnable, utile et pratique. Il lui manque cruellement d’être enthousiasmante, de faire battre les cœurs et de soulever les foules. Certes, bien des discours politiques, au fil des générations, ont su ménager envolées lyriques et moments d’émotion. Pourtant, le souffle de l’Europe est demeuré court. Elle est devenue une entité commerciale, monétaire, réglementaire. Mais elle n’est jamais parvenue, malgré les efforts déployés, à parler d’une voix forte sur la scène mondiale, à conduire une diplomatie cohérente.
Ce qui manque ? Un gouvernement, une unité politique, une armée… incontestablement. Mais ces lacunes sont des conséquences et non des causes. Ce qui fait défaut à l’Europe, depuis des décennies, c’est une âme. La prospérité n’en tient pas lieu. Cette absence d’âme explique pourquoi l’Europe ne fait pas rêver. On y adhère dès qu’on rélféchit, au lieu d’être entraîné par le vent de l’histoire et le désir de partir à l’assaut du ciel. Si l’on demande pourquoi il en est ainsi, c’est sans doute vers la longue durée qu’il faut se tourner. Jadis, l’Europe fut chrétienne, incarna l’Occident conquérant, scientifique et technique. Depuis que les Etats-Unis incarnent l’Occident, que la chrétienté s’est effritée et dissoute, que la technique est planétaire, l’Europe n’a jamais pu ni su redéfinir son visage.
Comme tout le monde, j’ignore l’avenir. Aujourd’hui, le plus probable semble que l’Europe continue à vivoter comme bureaucratie réglementaire et finisse par péricliter comme organisation politique. Sans doute le volontarisme d’Emmanuel Macron pourra-t-il retarder l’agonie. Ou peut-être parviendra-t-il à transformer l’histoire. Mais par quel miracle ? Cette éventualité n’est pas à exclure par principe, mais sa probabilité paraît bien faible, et les voies de cette résurrection européenne très difficiles à concevoir. Car il ne suffira pas de paroles, fussent belles et justes, ni d’hymne à la joie, si l’on veut éviter un requiem.