Intelligent voyage dans la « chose publique »
La république, tout le monde en parle. Chacun croit savoir de quoi il s’agit : régime politique où le peuple est souverain, qui se distingue par là de la monarchie et d’autres organisations du pouvoir. Mille analyses et commentaires en ont exploré l’esprit et la lettre, de Jean Bodin à Raymond Aron, de la Révolution Française aux récents projets de « 6e République ». Tous les classiques de la philosophie politique l’abordent à leur manière, de Machiavel à Condorcet, en passant par Montaigne et Rousseau. Les Romains passent pour avoir inventé le mot et la chose : après une série de rois, avant une série d’empereurs, le gouvernement de Rome fut celui d’une république. Voilà une brochette d’évidences.
Et si ce n’était qu’une série de pièges, de leurres, de malentendus ? Croyant savoir, ne sommes-nous pas ignorants, tout bonnement ? L’historienne Claudia Moatti pose ces questions. Elle en explore les tenants et aboutissants au fil d’un essai puissant, intelligent, subtil et savamment charpenté, qui bouscule bien des convictions hâtives. Elle montre en effet combien cette continuité supposée du sens de la « République » est une illusion d’optique, une perspective faussée. En fait, les Romains ne savaient pas qu’ils vivaient dans une « république ». Ils n’y voyaient pas d’abord un régime distinct et spécifique. Ils parlaient seulement de « res publica » – « chose publique ». Les confusions prirent leur essor au Quattrocento quand le savant humaniste Leonardo Bruni (1370-1444) traduisit pour la première fois cette expression par « république ».
Revenant aux sources, c’est-à-dire aux discours et aux usages politiques de la Rome antique, Claudia Moatti scrute le terme le plus importan, celui qu’on oublie, le plus souvent : res, la « chose ». Par elle-même, n’est rien. Elle est vide, sans nature propre, sans essence. Le flou et l’indétermination la caractérisent. Cette « chose » désigne seulement l’espace du politique, ce qui se joue « entre » les groupes sociaux et leurs oppositions. Il existe en effet une tension, voire un conflit originaire et continuel, qui fait de la « chose publique » un processus, une création permanente liée aux événements et aux luttes. A cela s’oppose, à Rome comme par la suite, la tentation de remplir ce vide, d’essentialiser le pouvoir, de considérer, dans la « chose » publique une autre face : la puissance incarnée de l’Etat, l’identité d’une autorité s’imposant à tous, le modèle d’un principe surplombant les dissensus.
Professeur d’histoire romaine à l’université de Paris 8 et à University of Southern California, Claudia Moatti signe avec ce livre une enquête magistrale, qui n’est pas seulement historique, mais aussi linguistique , conceptuelle et philosophique. Il faut ajouter que cette analyse est actuelle, autant qu’elle est antique. En effet, dans ce périple à travers siècles, langues et représentations, c’est d’aujourd’hui qu’il est toujours question, finalement. Pour preuve, au terme de 400 pages d’analyses, ces lignes ultimes : « la « chose publique » est incertaine et imprécise, fluctuante et ouverte, en tant qu’elle est du ressort des citoyens, l’effet même de leur rapport conflictuel, de leur dissensus originaire et surmontable, seule condition de la politique comme monde commun. »
République, somme toute, n’est pas le nom d’un régime. Ni d’une autorité. C’est le signe d’un conflit et d’une incertitude. Donc d’une histoire ouverte. Grande leçon.
RES PUBLICA
Histoire romaine de la chose publique
de Claudia Moatti
Fayard, « Ouvertures », 468 p., 25 €