Mille façons de dire non, plus une
Voilà le mot du monde le mieux partagé. Souvent le premier vocable que les enfants comprennent, puis reprennent, quand ils découvrent de retourner les refus qu’on leur impose. Manière d’exister, de se poser en s’opposant, le « non » est partout. C’est pourquoi il a déjà été célébré de mille manières : fondement de la pensée, marque de la liberté, indice de la révolte individuelle, vecteur de la rebellion collective… A force, un véritable conformisme du rejet s’est installé. Face à cette obligation nouvelle de désobéir et de contester, on sera enclin à dire « non », si l’on veut conserver quelque indépendance. Curieux dilemme : trop dire « oui » au « non » conduit à devoir dire « non » au « non ». Sommes-nous donc condamnés à tourner en rond ?
Tel est, grosso modo, le point de départ de l’ample et dense méditation du philosophe Vincent Delecroix dans son nouvel essai – intitulé, on n’en sera pas surpris, Non ! Le spécialiste de Kierkegaard, maître de conférence à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, également romancier (avec notamment Tombeau d’Achille ou Ascension, Gallimard, 2008 et 2017) passe cette fois en revue les multiples registres où le non vient faire intrusion, rompant la mécanique des enchaînements, arrachant à l’engrenage des routines. Il met ainsi en lumière – dans le champ de la parole, de l’interlocution, du politique – les paradoxes générés par ce terme qui, plus qu’un mot, se révèle un acte. L’humain étant le seul animal qui dise non, cette négation produit grandeurs et servitudes en tous genres.
Ce panorama des mille non ne manque pas de relief ni de profondeur. Sa principale singularité réside dans le point de vue adopté par Vincent Delecroix. A juste titre, il refuse les issues simplistes : opposer « camp du oui » et « camp du non », faire triompher naïvement le « oui à la vie » en annulant tout négatif. Il défend au contraire la fécondité possible du négatif, à condition de le préserver des mésusages et des effets pervers qui prédominent à présent. Nous serions en effet parvenus à ce stade ultime où dire « non » pour « être soi » est devenu si commun, si permanent, que c’est une manière de se couler dans une posture préfabriquée.
Contre cette « liquidation de l’individu par la promotion de l’individu », Vincent Delecroix préconise de dire « non » aux pseudo-identités produites par le refus obligatoire. Contre le piège de notre temps – le non, garant de la différence, est devenu vecteur de l’identité – le philosophe suggère de devenir soi-même en retrouvant la possibilité de devenir … n’importe qui. La possibilité de l’individuel se maintiendrait au prix d’une forme d’anonymat, de retrait, d’indistinction. Vincent Delecroix propose de préserver ainsi la force intime et vitale de la négativité, seule capable d’ironie, d’impertinence, d’intranquillité.
Cette vie intranquille – qui s’inspire de Kierkegaard, mais de la « dialectique négative » d’Adorno – constitue un visage de toujours de la philosophie. Il se pourrait que ce soit celui dont le temps présent ait besoin. L’ombre de Socrate y rejoint celle de Nietzsche pour inviter à maintenir, à côtés des mille conformismes du refus, une mille et unième façon, insolente et secrète, de dire non au pire. Celle des philosophes vivants et atypiques. Ces expressions devraient être des pléonasmes. Hélas non.
NON !
De l’esprit de révolte
de Vincent Delecroix
Autrement, « Les grands mots », 278 p., 19 €