De la twittocratie
Sur Twitter, Donald Trump répond à Kim Jong-un, fustige les journalistes, éructe ou fanfaronne. C’est là aussi qu’à trois heures du matin Emmanuel Macron, chef des armées, a récemment fait part de l’intervention en Syrie à laquelle la France participait. Sur ce réseau s’expriment présidents, ministres, députés, au coude à coude avec des journalistes, chanteurs, écrivains ou acteurs, sans oublier quelques dizaines de millions d’anonymes. Il y a douze ans seulement, rien n’existait. Ouvert en juillet 2006, Twitter totalise actuellement plus de 300 millions de comptes. 500 millions de tweets s’échangent chaque jour en 40 langues. Je n’ai pas l’intention, on s’en doute, d’aborder ses multiples fonctions. Mais seulement de poser cette question : qu’est-ce que Twitter fait au pouvoir politique ? Qu’est-ce change son usage aux relations entre hommes d’Etat et citoyens ?
Une impression de relation immédiate et directe s’instaure d’abord. Chacun a le président dans sa poche. Le Prince n’est plus lointain, inaccessible et sacré. Il parle à tous, souvent, quand ça lui chante, en termes familiers et profanes. Le philosophe Hegel, dont on oublie trop souvent qu’il fut un temps directeur de La gazette de Bamberg, considérait la lecture du journal comme « la prière de l’homme moderne ». Cette activité quotidienne était donc encore teintée de quelque dimension sacrée. Ce n’est vraiment plus le cas. Avec Twitter, n’importe qui peut se dire : « Qu’est-ce que me dit, à cette heure-ci, ce chef d’Etat ? … Comme c’est stupide ! Et ce député ? Ah ! Pire encore ! » Dans l’accès de tous à une parole étatique instantanée et banalisée, toute charge de solennité se volatilise.
D’autant plus que les tweets des hommes politiques – qu’ils soient au pouvoir ou dans l’opposition – pataugent au milieu de ceux des stars du showbiz, du cinéma et du web. Ils traînent parmi les gens du coin de la rue ou de l’autre bout du monde. Les chiffres de mars 2018 indiquent, dans les 5 comptes les plus suivis au monde, que Barack Obama arrive en 3e position (100,7 millions de followers) entre… Justin Bieber et Rihanna. Pareille promiscuité a l’air démocratique : la parole politique n’est plus séparée de la vie quotidienne. Elle se mêle aux distractions, aux musiques, aux séries télévisées. Mais le prix à payer n’est-il pas, tout bonnement, la perte totale de spécificité des messages des dirigeants ?
Fluidité, évanescence, impact éphémère ne sont pourtant pas des attributs habituels de la parole politique, du moins en principe. Celle-ci aspire généralement à s’inscrire dans le temps long, à demeurer durablement visible et efficace. Ce n’est pas une question de concision, mais bien de permanence. En Inde, au IIe siècle de notre ère, Asoka – empereur-philosophe qu’on pourrait comparer à Marc-Aurèle, mutatis mutandis – a inventé en quelque sorte le proto-tweet. Il a rédigé de courts messages de tolérance, des maximes juridiques et morales à l’usage de tous. Les textes étaient gravés en plusieurs langues sur des piliers, répartis sur un territoire plus vaste que celui de l’Union indienne actuelle. La différence est que 2 000 ans plus tard, ou presque, nous possédons toujours ces textes. Deux heures après un tweet, personne, normalement, ne se souvient plus de rien.
Il n’y a aucune raison de se lamenter, au nom de l’ancien monde, des inconvénients supposés du nouveau. Mais il convient de prendre conscience de la profondeur des mutations en cours. En s’immergeant dans les flux, la parole politique change radicalement de registre et de nature. Qu’elle le veuille ou non, elle se place, de fait, sur le même plan que les rumeurs, invectives et provocations que charrient ce réseau et tous les autres.
En regardant de plus près, on verra que ce sont les relations de la politique au temps, à l’espace, à la vérité qui se trouvent affectées. Les rapports du citoyen et de l’Etat le sont également. L’idée même de « pouvoir », que symbolise le suffixe «-cratie », est en voie de métamorphose. Kratô, en grec ancien, signifie « dominer ». En démocratie, règnent le peuple et ceux qui le représentent. En twittocratie, personne ne domine. Sauf les chiffres, et l’anonymat du réseau. Ce n’est pas un pouvoir politique : il n’a ni structure institutionnelle ni légitimité juridique. Pourtant, il possède des effets politiques puissants. Voilà où nous en sommes, à peu près. Il reste beaucoup à comprendre. Du moins si nous voulons ne pas twitter idiots.