Clément Rosset quitté le Paradis
Moins d’un mois après sa disparition, le 28 mars 2018, à l’âge de 78 ans, le philosophe Clément Rosset reprend la parole. « Ce petit livre, dit-il, est consacré à une dernière (je l’espère pour moi et pour mes lecteurs) tentative d’analyse et de description de la joie de vivre et de la joie d’exister. » Voilà une phrase qui, énoncée à titre posthume, devient évidemment fort curieuse. Elle exprime en effet un espoir qui s’est réalisé : ces trois textes sont devenus, de fait, l’ultime évocation de cette jubilation que Clément Rosset n’a cessé de cultiver et d’explorer. Il n’a sans doute pas poussé la facétie jusqu’à le faire exprès, mais ce n’est pas à exclure, parce qu’avec lui on pouvait s’attendre à tout.
La difficulté, c’est d’abord de saisir ce qui motive pareille joie. « Les raisons qui nous expliqueraient pourquoi la vie est désirable, voire infiniment désirable, ont toujours manqué à l’appel ou n’ont avancé que des motifs incompréhensibles ou opaques. » Vous pouvez toujours interroger les philosophes – même Spinoza ou Nietzsche, plutôt qualifiés sur la joie de vivre -, vous resterez sur votre faim. Vous ne saurez jamais pourquoi vivre rend heureux, inconditionnellement, indépendamment des circonstances extérieures. Car la plus grande bizarrerie de cette joie est de demeurer insensible aux fluctuations, d’être « étrangère aux événements ». Elle peut être interrompue, par la torture ou par la mort, mais pas modifiée.
Clément Rosset, avec la nonchalance limpide et tranchante qui fait son style, rapproche ce bonheur du bouclier d’Achille, décrit au chant XVIII de l’Iliade. Y sont représentées des scènes de la vie réelle des gens : le quotidien plutôt que l’héroïque, l’humain terre-à-terre plutôt que l’éclat des Immortels de l’Olympe. Ici-bas se trouve le paradis, le vrai, l’unique. L’endroit du paradis – titre de ce petit recueil posthume – c’est donc le réel, là où vivent les hommes, éphémères et fragiles. Le Paradis officiel, celui qu’on imagine, n’est que l’envers du réel, son double inexistant.
D’autres pages font entrevoir un parallélisme entre cette joie sans raison (mais pas sans cause) et la musique, « quintessence de la vie », « offrande qui n’offre rien » – cadeau pur, et non cadeau de quoi que ce soit. Car le musicien, selon Rosset, ne décrit pas, n’imite pas. « Il apporte son réel avec lui », sachant pertinemment qu’il ne le trouvera pas dans le monde. Et pourtant la musique a une très « forte teneur en réel », puisqu’elle n’est nulle part ailleurs. Son mystère, ou son miracle, est d’être à la fois insaisissable et concrétissime. Et, comme la joie, la musique est radicalement injustifiable. Elle n’a pas à se légitimer, parce qu’elle s’impose, pareille à la vie même. C’est ce que continuent à nous dire ces paroles du philosophe. Lui ne participe plus à cette existence, s’est absenté de ce réel qui demeure, paradoxalement, écrit-il encore, « la seule chose du monde à laquelle on ne s’habitue jamais complètement ».
Par affection pour celui qui affirmait volontiers que « le rire prime sur tout », il serait inopportun de verser dans les sanglots. Une anecdote minuscule suffira. Depuis fort longtemps – une trentaine d’années, sans doute -, j’avais un accord secret avec Clément Rosset. Nous étions convenus que je lui téléphonais seulement en cas de fin du monde. Voilà que je ne sais plus quoi faire.
L’ENDROIT DU PARADIS
Trois études
de Clément Rosset
Encre marine, 62 p., 9,90 €