La folie des livres traverse les siècles
Ce petit-là, pour tout dire, n’a pas été repéré tout de suite. Il a dû attendre, quelque temps, dans un casier, puis dans les piles. Il faut dire qu’il cache bien son jeu. Planqué chez un petit éditeur, masqué sous un titre discret – Le démon de Saint Jérôme, qui fait croire à une étude un peu triste de littérature ancienne ou de patristique – on dirait qu’il s’ingénie à la discrétion. Attention ! Si on l’ouvre, on ne le lâche plus avant d’avoir achevé ses 140 pages – en leur genre une vraie fête, savoureuse, savante, insolite, baroque, historique et philosophique.
Jérôme, né vers 347 de notre ère à Stridon, dans l’actuelle Croatie, est un célèbre docteur de l’Église. Bien qu’il ait été surnommé Docteur Maximus, presque plus personne ne le lit. Dommage, car cet auteur est véhément, virulent, prolixe. Traducteur de la Bible, grand pourfendeur d’hérétiques, il a passé sa vie au coeur des textes, entre rouleaux, parchemins et tablettes, ne cessant pas une seconde de lire, écrire, dicter, copier – et tempêter. Ce lecteur fou de Cicéron et de Platon, ermite lettré qui ne lâche pas son Virgile même dans le désert, peste souvent contre le style rude et grossier des Écritures… et s’en repent !
Si peu de lecteurs le fréquentent encore, beaucoup, en revanche, connaissent bien son image. D’innombrables tableaux de la Renaissance et de l’Âge classique le représentent – au désert, ou dans son cabinet de lecture, toujours travaillant, entouré d’ouvrages – avec à ses pieds un lion pensif. Le fauve lui était reconnaissant, dit-on, de s’être fait enlever de la patte une malencontreuse épine. Comme quoi, on peut être Père de l’Église, ermite, bibliomane et vétérinaire.
La psychanalyste Lucrèce Luciani – à qui l’on doit notamment L’acédie. Le vice de forme du christianisme. De saint Paul à Lacan (Cerf, 2009) – construit autour de Jérôme un périple inattendu, et malicieux. Elle donne vie à ses tanières livresques, joue des contrastes entre les toiles et gravures que l’on connaît et les réalités antiques. On découvre ainsi combien nos représentations modernes d’un cabinet de travail – livres verticaux, debout sur des étagères bien horizontales – sont loin du grouillant fouillis de l’Antiquité. Car les livres étaient alors des rouleaux, qu’on tenait à deux mains, qu’on posait épars dans des corbeilles, qu’on empilait dans des niches creusées dans le mur…
Tout change : techniques de stockage, de lecture, d’écriture, d’édition. Et rien ne change : il y avait déjà des livres de poche, des coursiers, des experts transcrivant sous la dictée. Plus que tout, la grande folie des livres celle qui transforme radicalement l’existence, n’a pas bougé. Cette singulière fureur demeure identique. Et ses effets sont toujours les mêmes : ceux qu’elle envahit vivent une solitude peuplée de phrases, une fièvre de lecture sans fin, une graphomanie incurable. Savoir si elle enferme ou libère est un débat interminable. Nul ne peut dire si Jérôme préféra Dieu ou le démon des livres. Ou confondit les deux.
Seul point assuré : son fameux lion n’a jamais existé. Il serait né d’une erreur de copiste, attribuant à Jérôme un animal soigné, en fait, par Gérasime du Jourdain, moine de Palestine, mort en 475. Voilà donc le premier lion purement livresque, engendré par reproduction textuelle. Il fait pourtant la sieste, depuis pas mal de siècles, dans quantité de musées. C’est cela aussi, la folie des livres.
LE DÉMON DE SAINT JÉRÔME
L’ardeur des livres
de Lucrèce Luciani
Les Billets de la Bibliothèque, 140 p., 14 €