Le feu, le compromis ou la poigne
Des remous. Pour l’heure, aucun avis de tempête. Pourtant, la France traverse une zone de turbulences. Des colères disparates s’additionnent et s’entrecroisent. Celles des cheminots, des retraités, des étudiants, du personnel des hôpitaux et des EPHAD, des pilotes de ligne, des agriculteurs, des avocats… Cela fait du monde, et de vifs mécontentements, même s’ils ne mobilisent qu’une partie de chaque catégorie, sans oublier les zadistes de Notre-Dames-des Landes et leurs sympathisants… Il y a longtemps, en fait, qu’on n’avait pas vu se juxtaposer des grèves importantes et des universités occupées, des CRS en action et des citoyens médusés.
Sans doute est-on loin de cette mythique « convergences des luttes » dont rêvent certains militants. Déjà, malgré tout, le printemps se révèle imprévisible et incertain. Les semaines et mois qui viennent en montreront l’évolution. L’œil du philosophe ne lit pas l’avenir. Mais il peut repérer, sous le brouhaha et les propos bigarrés, les modèles qu’enseigne l’Histoire. Il y en a trois.
« Allumer le feu » est le nom du premier. Idée sous-jacente : la situation est explosive, et « il suffira d’une étincelle »… pour tout embraser. Si les paroles sont bien celles de la chanson de Johnny Hallyday, la référence est bien plus ancienne. Le journal révolutionnaire de Lénine, Martov et Plekhanov, de 1900 à 1903, s’intitulait déjà Iskra, l’étincelle. Et Mao-Zedong a repris en boucle le proverbe chinois « Une étincelle peut mettre le feu à toute la plaine ». Ce fantasme pyromane est toujours actif aujourd’hui dans une frange d’activistes qui ne cessent de rêver que le paysage prenne feu et qui s’y emploient. Ceux-là n’aspirent qu’à « refaire 68 », ne serait-ce qu’en rêve. A incendier, ne fût-ce qu’un instant.
Au cours de son histoire, la France joue cycliquement avec ce feu. Le plus souvent sur un registre de psychodrames plutôt que de vraies guerres civiles. Mais le récit national en demeure profondément et durablement marqué – de 1789 à mai 68, en passant notamment par 1830, 1848, la Commune, le Front Populaire et la Libération. Parmi nos modèles persistent, plus qu’ailleurs, des horizons imaginaires de grand chambardement, qui contribuent à faire passer le pays pour impossible à réformer.
Comme si « trouver une solution concrète », élaborer un compromis, paraissait méprisable. Car ce second modèle, qui prévaut dans bien des pays, n’est pas le point fort de l’histoire politique française, qu’elle soit sociale ou économique. Courant au Royaume-Uni, évident en Allemagne, banal dans quantité de nations, le compromis réaliste conserve chez nous mauvaise réputation. Sans doute parce qu’un compromis, même quand il est bon, n’a jamais rien de glorieux et ne permet pas de triompher. Il a même pour inconvénient majeur de mécontenter tout le monde. Mais, en contrepartie, il permet à chacun d’avancer, sans que personne soit gravement lésé.
Faute de compromis, il faudra « mettre un terme au désordre ». Telle est la maxime – ou le mot d’ordre, c’est le cas de le dire – des gouvernements à poigne. Avec toujours la même antienne : il est nécessaire de reprendre le pays en main. Il fut question de mettre en œuvre un « retour à l’ordre » quand Napoléon Bonaparte, sous prétexte d’un « complot terroriste » mit un terme au feu de la Révolution. Il devint urgent d’opérer un « redressement intellectuel et moral » pour Pétain et de faire cesser « la chienlit » pour De Gaulle. Assurément, les périodes, les contextes, les modalités sont dissemblables. Mais l’axe reste le même : contre le risque du chaos, de l’incendie qui se prolonge – peu importe que ce soit dans la réalité ou dans l’imaginaire, le résultat est le même – un homme fort, providentiel, va tenir fermement la barre.
Dire que l’histoire de la France, à l’époque contemporaine, se tient constamment entre ces trois modèles est certes schématique, mais pas faux. Soit le pays verse dans le jeu des affrontements et des incendies, soit pour les éteindre ou les éviter il se crispe dans le maintien de l’ordre. Rarement il invente des accords réalistes et des compromis raisonnables. Les cartes aujourd’hui sont différentes, la société française est travaillée de métamorphoses multiples, mais ces trois pôles demeurent en filigrane. Dans les temps qui viennent, tout va se jouer entre la prédominance ou l’estompement de chacune de ces possibilités inscrites dans notre histoire.