Comme Nietzsche, pensons poétique
Pour une fois, commençons par la fin. Dernière page, dernière phrase : « Le Gai savoir est le plus beau livre du monde ». Voilà qui peut faire sourire. Décerner ce genre de médailles est même un exercice si vain, par définition si contestable, que pareille affirmation, au début de l’ouvrage, pourrait dissuader de poursuivre. Mais elle arrive ici au terme de 400 pages. Elles sont consacrées, on l’a compris, à une exploration lumineuse et sensible de ce texte central, publié par Nietzsche en 1882, où il formule deux intuitions majeures de sa pensée : la « mort de Dieu » et « l’éternel retour ». Après avoir suivi le voyage que propose Olivier Ponton, professeur de philosophie en classes préparatoires, auteur notamment de Nietzsche, une philosophie de la légèreté (De Gruyter, 2007), on se dit qu’il n’a peut-être pas tort d’utiliser cette formule au premier regard curieuse.
Car il est bien beau, le gai savoir de Nietzsche ! D’une beauté inverse, en fait, à celle de la connaissance chez Platon. Ici, aucun ciel des Idées, pas d’arrière-monde, nul dehors de la Caverne. Au contraire, un savoir mobile, pluriel, joyeusement dissonant – celui qu’engendre le corps, au gré de ses pensées organiques, pulsionnelles, individuelles. Dire que « Dieu est mort », ce n’est affirmer qu’il n’existe pas, mais plutôt constater que le monde est désormais dépourvu de sens. Il nous appartient donc de lui vouloir un sens, de le forger par nos propres moyens. Non pas une fois pour toutes, mais indéfiniment, dans la perspective d’un « éternel retour » de ce que désirons, décidons et fabriquons.
Très finement, Olivier Ponton met en lumière les liens subtils entre ces affirmations et les styles multiples de Nietzsche, qui change de ton, de voix, de perspective et combine toutes les formes littéraires. Il ne travaille pas seulement à faire voir le réel sous plusieurs angles à la fois, comme dans un tableau cubiste. Il s’ingénie aussi à « poétiser le réel » – ce qui ne signifie pas l’enjoliver, mais bien le créer, en pensant ce réel à partir du corps. Nietzsche ne se contente donc pas de juxtaposer philosophie et poésie. Il les transforme et les fusionne, pour recréer indéfiniment du monde et de la vie. « Être le poète de sa vie » veut donc dire la même chose que « penser », qui se révèle semblable également à « inventer la vie ».
« Toute la singularité du gai savoir, souligne l’explorateur du livre, consiste à affirmer qu’il n’y a rien, dans cette vie, qui la rende digne d’être aimée et désirée (…) sinon ce que je crée pour la rendre digne d’être aimée : rien, sinon mes pensées. » Olivier Ponton évoque alors une « institution imaginaire de la pensée » qui s’inspire librement de « l’institution imaginaire de la société » de Cornelius Castoriadis (1922-1997). Le point commun est que le sens n’est donné nulle part – pas plus celui de la Cité que celui de nos vies personnelles. Tout est donc à créer, radicalement, de toutes pièces. Tragiquement, sans doute, mais sans en faire un drame – gai savoir oblige.
Toutefois, il appartient à chacun, pour son propre compte, de frayer son chemin, de créer sa vie et son monde. Et comme personne ne vit une autre existence que la sienne, chaque lecteur va devoir écrire, pour lui-même, Le Gai savoir de Nietzsche. Plutôt qu’un texte, c’est une machine à vivre. Le plus beau livre du monde ?
LE GAI SAVOIR DE NIETZSCHE
Une manière divine de penser
d’Olivier Ponton
CNRS Editions, 396 p., 26 €