De quoi parlent les notes ? (Tribune, 30 mars 2018)
Autrefois, on mettait toujours des notes aux devoirs scolaires, parfois aux épreuves de patinage artistique. C’était avant. Aujourd’hui, visiblement, tout est noté tout. Absolument tout. Les choses, cela va de soi : appareils ménagers, huile d’olive bio, détergent… La rubrique conso dira quel sèche-cheveux a obtenu 15,2, quelle lessive n’a que 12. Le classement chiffré des chaussons aux pommes, des cassoulets, des chaussettes de tennis ou des colles à bois n’épargne personne. Les services, également, sont évalués. Comme chacun sait, hôtels, voyages et prestations de toute nature se trouvent jaugés, cotés, évalués, décimale à l’appui.
S’arrêter là serait mesquin. Désormais, les gens eux-mêmes reçoivent des notes. Les vendeurs, les chauffeurs, les réparateurs, les livreurs, mais aussi les clients, les youtubeurs, les conférenciers, les voisins. Chacun, notant les autres, est en retour noté par eux. Les testeurs eux-mêmes font l’objet d’une cotation. Noter les notateurs est bien la moindre des choses.
Des notes, donc, partout, pour tout, tout le temps. Le Big Brother d’Orwell s’est évanoui, remplacé par le Grand Annotateur. Mais pourquoi ? D’où vient donc pareille frénésie d’évaluation ? A quoi, à qui sert-elle ? Bien entendu, je n’ai pas les réponses ultimes et définitives, juste quelques hypothèses et pistes de réflexion.
D’abord, les chiffres simplifient, rendant ainsi le monde à la fois plus facile et plus pauvre. On note sur cinq étoiles, sur 10 ou sur 20 points, c’est tout. Inutile de se casser la tête à chercher ce que veulent dire des commentaires parlant d’un accueil « inexistant » ou d’un serveur de restaurant « négligent », il suffit du chiffre. Le quantitatif remplace et annule les autres formes de jugements qui énoncent des qualités. On ne dit donc plus « agréable » ni « délicieux » mais 8,4 ou 9,1. On oublie « nul » et « infernal » pour préférer 2,1 ou 1,5. Ce qui se perd ? Ça saute aux yeux : les nuances, les expressions diversifiées, les jugements détaillés.
Le résultat possède un avantage : il devient lisse, anonyme, uniforme, homogène. Il est manipulable et transmissible comme un élément supposé objectif. Il a même l’air précis, pointu, affuté, uniquement parce que les notes se prêtent aux moyennes et statistiques. En compilant une masse d’avis quantitatifs, on obtient d’un seul coup une « synthèse » dont l’exactitude semble usinée à la perfection, reflétant la réalité avec une précision impeccable, à la décimale près.
En fait, tant de notes ne parlent ni des objets ni des gens. Arrêtons de croire que ce qui est noté 8,5 est mieux que ce qui a obtenu 7,3 et moins bien que ce qui a 9,2… peu importe de quoi il s’agit. De ce point de vue, les notes ne sont que vagues repères, fantômes et fantasmes. Malgré tout, elles désignent bien une réalité. Mais elles parlent de notre temps, des relations entre nous, de nos rapports sociaux. Ce tsunami de notes ne désigne donc pas des données objectives, mais un certain rapport des humains entre eux, fait d’individualisation affichée (la note concerne tel lieu, telle activité, telle personne) et d’impersonnalisation mécanisée (la note est anonyme, collective, synthétique).
Condamner les notes serait inutile. Elles rendent quantité de services, et ce n’est sans doute qu’un début. Mais il est possible, tout en les utilisant, de n’être pas dupe. Le monde dont elles parlent est infantilisé, simplifié, illusoire. On ne met pas de notes aux amours, aux émotions, aux saveurs. Pas plus qu’aux résistance ni au courage. On ne met pas de note à la vie. Il se pourrait bien qu’à leur manière les notes parlent de la mort.