Allez chez Lucien, tout est bon !
Quel auteur ! On ne s’en lasse jamais. Parce qu’il est drôle. Mais aussi caustique, imaginatif, savant, créatif, imprévisible, ironique, généreux. Et populaire, bien que puriste. Il se moque des philosophes au nom de la philosophie, fustige les humains par humanité, fait rire des dieux par respect pour la raison. On trouve en lui de l’Offenbach et du Voltaire, du moraliste et du Rabelais, du Swift et même du Nietzsche. Le tout en grec ancien, dont il manie les moindres subtilités et astuces, bien que ce ne soit pas sa langue maternelle. Il écrit à l’époque de Marc Aurèle et de Commode, de l’Empire florissant et décadent, de la philosophie confrontée aux changements du monde.
Son nom, Lucien, fleure bon la France, évoquant, au choix, Leuwen, Rubempré ou des chansons de Piaf comme de Renaud. Lui, pourtant, naquit en 120 de notre ère, dans la province romaine de Syrie, à Samosate. La région, aujourd’hui turque, est proche des frontières de la Syrie et de l’Irak actuels. Enfant d’une famille relativement modeste, il renonce tout jeune à sculpter la pierre pour ciseler pour des phrases, bien qu’il ait sans doute parlé araméen avant de maîtriser le grec. Voilà donc un « barbare » qui va devenir l’un des plus étincelants stylistes grecs, parcourant l’Empire, d’Athènes à Rome, en passant notamment par Antioche, la Gaule, l’Égypte.
Nos raisons de redécouvrir Lucien, que Renaissance et Âge classique ont scruté avec passion, ne tiennent pas au seul plaisir littéraire. Vivant dans un tourbillon presque aussi troublé que le nôtre, il dénonce avec ardeur faux prophètes, charlatans et marchands de sagesse qui tous refleurissent à présent. Il déteste superstitions et fanatismes, se moque des faux savoirs et des postures intellectuelles, avec une acuité et une rudesse dont nous avons de nouveau bien besoin.
Il arrive même à Lucien d’être fort grinçant, au point d’outrepasser les limites habituelles du satiriquement correct. Il dénonce ainsi la vanité supposée d’un certain Pérégrinos, dit Proteus, qui aux Jeux Olympiques annonça son suicide et tint parole aux Jeux suivants – l’histoire est véridique – en montant sur un bûcher. Cet ancien chrétien, devenu disciple des cyniques, n’a-t-il vraiment mis fin à ses jours que par gloriole, vain désir d’asseoir sa réputation ? On peut en douter. Et trouver d’un goût douteux les sarcasmes sur l’odeur de cramé se dégageant du cadavre.
Cela dit, tous ces textes, soit 80 œuvres, retraduits et annotés, réunis en un seul beau volume, forment un vrai cadeau. D’autant qu’Anne-Marie Ozanam – professeur de latin-grec en khâgne, à qui l’on doit déjà nombre de belles traductions, dont une intégrale des Vies parallèles de Plutarque chez Gallimard – n’hésite pas à prendre quelques risques. Elle invente ainsi des équivalents aux calembours, compose des vers quand le texte l’impose, traduit en français du XVIe siècle les pages où Lucien se pique de vieux style, etc.
N’épargnant rien ni personne, cet énergumène s’en prend finalement au naïf qui achète des livres, sans savoir, en se fiant aux avis des autres : « Tu fais confiance aux gens qui louent n’importe quoi, tu es une aubaine pour ceux qui attribuent mensongèrement aux livres telle ou telle qualité, et la fortune assurée des libraires qui les vendent. » Toute ressemblance avec des personnages ou des situations réels serait purement fortuite, cela va sans dire.
ŒUVRES COMPLÈTES
de Lucien
Textes introduits, traduits et annotés par Anne-Marie Ozanam
Les Belles Lettres, « Editio minor », 1390 p., 55 €