La violence ne décline pas, elle mute
Toutes les statistiques sont formelles : le monde est aujourd’hui considérablement moins violent. Homicides, morts au combat, famines, grande pauvreté ont reculé très largement au cours des dernières décennies. L’année dernière, le suédois Johan Norberg a remporté un vrai succès en proclamant, contre le catastrophisme ambiant : Non, ce n’était pas mieux avant (Plon, 2017). Reste à se demander si la violence dont on parle est toujours la même. Et si la pacification apparente empêchait de voir d’autres phénomènes ? Non pas la diminution des violences, mais bien leurs mutations, leurs métamorphoses, leurs changements de style et de registre. Il se pourrait que la violence, loin de reculer, se soit transformée.
C’est ce que veut rappeller le nouvel essai de François Cusset, professeur de civilisation américaine à l’Université de Nanterre, auteur notamment de French Theory (La Découverte, 2003). Dans Le déchaînement du monde, il souligne d’entrée de jeu combien la violence à présent n’est plus ce qu’on croit. Elle ne se tient pas là où persiste à vouloir la traquer. A tort, on se focalise sur les coups donnés, la gifle, le sang, les blessures visibles. On oublie ainsi ce qui s’est déroulé préalablement, le processus qui conduit à l’acte observé, où sont déjà présentes quantité de violences nouvelles, infligées et réelles, mais sans traces, sans marques, sans visibilité.
En voyant un individu menaçant, on ne sait plus comment il a été humilié. On montre un pillage, on masque le vol institutionnalisé. On hurle en voyant une bête torturée, on masque les millions d’animaux abattus chaque année. Ces mises en lumière reposent sur des ombres cachées. Ces dernières constitue le point de départ de cet essai, qui est à la fois irritant et intéressant. S’y entrelacent en effet, de bout en bout, partis pris militants et interrogations originales.
Le versant militant est habité par l’idée, bien peu neuve, que la violence première est celle de l’économie marchande et des forces de l’ordre, s’activant de mille manières dans les rues comme dans les têtes. S’ensuit la conséquence que le terrorisme djihadiste répondrait au terrorisme des Etats et ne serait finalement que l’enfant monstrueux de notre propre monde. Ceux qui partagent ce genre d’opinions seront ravis. Elles me paraissent fausses, inacceptables et néfastes. Mais ce n’est pas un motif suffisant pour nier l’intérêt de cet essai.
Il tient à ses approches des métamorphoses de la violence. Elle serait moins liée désormais à la pénurie qu’à l’abondance. Au lieu d’être fille du manque, elle naîtrait de la fatigue du trop plein, des angoisses de la satiété. Plutôt que de passer par les gestes, elle transiterait dans les images des séries et des jeux vidéo. Sur les réseaux sociaux, les harcèlements ont remplacé les lynchages physiques. Pourtant, il ne s’agit pas d’un virage définitif vers une violence seulement symbolique. François Cusset met en lumière la circulation, subtile et encore peu explorée, qui fait passer la violence des écrans aux corps, des groupes aux individus, des signes au pulsionnel.
A la « non violence », qui n’est qu’une fable utopique, François Cusset préfère des actes de résistance ajustés aux mutations en cours. En quoi il n’a pas tort. Il en espère, à l’horizon, un monde délivré de ses chaînes. Ce dont on peut douter.
LE DÉCHAÎNEMENT DU MONDE
Logique nouvelle de la violence
de François Cusset
La Découverte, 240 p., 20 €