Djihad et terreur, saison 4
Comparer les attentats à une série télévisée, est-ce choquant ? Oui, parce que les victimes ne sont pas des acteurs. Elles ne jouent à rien, ne font pas semblant, meurent vraiment. Ou bien restent meurtries, réellement, dans leur chair et leur psychisme. Celles qui survivent souffrent chaque jour. Blessures, handicaps, traumatismes, perte des proches… Ce n’est pas du cinéma. Voilà qui doit être précisé d’emblée. Parce que je pense, malgré tout, que cette comparaison peut être légitime, à condition d’en préciser le sens et les limites, et de n’oublier ni le respect dû aux morts ni la solidarité avec les victimes.
Plusieurs traits, de fait, rapprochent l’histoire récente du djihadisme terroriste et les dispositifs des séries télévisées. Car ce terrorisme du XXIe siècle n’est pas celui des générations antérieures. Il emprunte aux jeux vidéo leurs codes, aux blockbusters leur rhétorique. Sa trame s’affiche pour religieuse, mais repose aussi sur une forme singulière de scénarisation de la violence, combinant symboles et effets de surprise, icônes et émotions. Les images règnent, prenant le pas sur les discours, les arguments, les analyses. L’émotion surpasse toute manifestation de la raison.
Surtout, personnages et situations sont toujours des stéréotypes : les « mécréants » sont supposés tous ennemis, tous impies, les combattants du djihad sont proclamés purs et saints. Les « bons » sont destinés à vaincre les « méchants ». Enfin le combat lui-même, avec ses tactiques et ses rebondissements, obéit à une logique narrative. Et qu’elle soit délirante ne l’empêche pas d’impacter la réalité, et de feuilletonner l’histoire. Ainsi doit-on distinguer, approximativement, quatre « saisons » de cette série macabre.
La première se déroule pendant les années 1980, dans l’Afghanistan en guerre contre les Soviétiques. C’est là que se revivifie l’idée d’un complot, rassemblant juifs et Occidentaux, pour abattre l’Islam. Contre cette conspiration, tous les coups paraissent permis, à commencer par les assassinats-suicides. Les attentats du 11 septembre 2001 ouvrent la saison deux. Elle est dominée par Al Qaïda et par les actions que lui oppose la CIA, scandée d’opérations spectaculaires ou secrètes, qui impliquent toujours des cellules organisées, des commanditaires structurés. Daech est le nom de la saison trois, qui combine terrorisme de proximité et tentative de constitution d’un califat contrôlant territoire, finances et armée, et destiné à perdurer, à s’étendre, ultimement à se mondialiser.
Cet épisode est clos, pratiquement. Daech est défait, exsangue, dispersé. Ses territoires sont reconquis, ses financements mis en difficulté, ses troupes décimées. Mais l’histoire est évidemment loin d’être terminée. Le terrorisme a perdu une bataille, il n’a pas perdu la guerre. Nous sommes déjà dans la saison quatre, sans savoir vraiment de quoi elle sera composée. Certains éléments sont probables. Les conflits pour contrôler des territoires devraient s’intensifier en Afrique (Sahel, Lybie, Somalie…). Dans le registre des attentats en Europe, les initiatives locales, low cost, imprévisibles, pourraient bien repartir assez vite.
Ce n’est donc pas parce qu’en France il ne s’est rien passé de gravissime depuis juillet 2016 que nous devons nous croire, naïvement, tirés d’affaire. Dans cette guerre d’un autre type – dont on ne répétera jamais assez que c’est bien une guerre, mais qui brise avec les schémas antérieurs -, nous aurions gravement tort de compter par trimestre ou par année. Ceux qui veulent détruire la démocratie, les libertés d’expression et de culte, l’égalité des sexes comptent par siècle ou par millénaire.
L’erreur à ne pas commettre serait donc de diluer notre vigilance, de baisser la garde, par excès de confiance, et d’avoir déjà la mémoire qui flanche. Si l’équilibre est si difficile à trouver, c’est qu’un piège symétrique et inverse nous guette aussi : celui d’en faire trop, et de vivre obsédés d’un danger qui, sans être imaginaire, est pourtant statistiquement rare. A force de n’être ni négligents ni crispés, peut-être finirons-nous par faire du djihadisme une sorte d’horreur marginale, semblable à ces fléaux endémiques qui tuent, que l’on combat sans les éradiquer, mais qui n’affectent pas vraiment la continuité ni le fonctionnement de nos sociétés. En ce cas, il n’y aurait pas de saison cinq. Personne n’aurait gagné. Mais le terrorisme aurait perdu. Ce n’est qu’une possibilité.