Alain, antisémite opiniâtre
Le philosophe Alain (1868-1951) est-il un astre mort ? Son étoile, conservée pieusement par quelques associations et musées, ne brille plus guère. La publication du journal rédigé les dernières années de sa vie – du nazisme à la Libération, en passant par Vichy – risque de la ternir tout à fait.
Pour bien saisir, un rappel est nécessaire, car cette figure ne dit pas grand chose aux étudiants d’aujourd’hui, ni à même à bien des professeurs. Pourtant, entre 1920 et 1940, l’enseignant-journaliste-écrivain parut incarner tout à la fois l’humanisme républicain, la grandeur pédagogique, le bon sens cultivé et matois, la réflexion libre menant à la sagesse philosophique. Autant dire qu’une mythologie s’est cristallisée, au XXe siècle, autour de sa silhouette et de son œuvre.
Parmi les composantes du mythe vient d’abord la méritocratie républicaine. Emile-Auguste Chartier est un enfant de la France rurale, né à Mortagne-au-Perche. Son père y est vétérinaire, ses grands-parents commerçants. Il apprend grec et latin au lycée d’Alençon et prépare l’Ecole Normale Supérieure, à Vanves, dans la classe du philosophe Jules Lagneau (1851-1894). Cette rencontre décide de sa vie : lui aussi sera professeur et pensera tout haut, l’air méditatif et exigeant, devant des fournées de jeunes âmes ébahies, avides de vérité…
L’agrégation en poche, il enseigne dans des lycées de l’Ouest (Pontivy, Lorient, Rouen) avant de régner à Paris, de 1909 à 1933, sur la khâgne d’Henri IV. Il devient alors l’archétype fabuleux du « maître » capable de dévoiler à la jeunesse les sortilèges de la pensée, de révéler à eux-mêmes de libres et brillants esprits. « L’Homme » était le surnom, simple et sublime, que lui donnaient ses élèves. Parmi eux, quelques grands du siècle : Simone Weil, Raymond Aron, Georges Canguilhem, André Maurois, Julien Gracq… entre autres !
Le profil serait incomplet si on ne mentionnait le journaliste, l’écrivain, le pacifiste, l’antifasciste du Comité de Vigilance des Intellectuels. Sous le titre de Propos, Alain a développé dans les journaux une réflexion accessible à tous, conduite au jour le jour. La Dépêche de Rouen publie plus de 3 000 articles de lui entre 1906 et 1914 et il continue longtemps à les rassembler en de multiples volumes, centrés sur les beaux-arts, le bonheur, l’éducation, la littérature… L’homme écrit clair, vite – pas toujours élégamment, mais de manière efficace – et multiplie également les livres d’explication et d’initiation qui firent grand usage aux apprentis-philosophes du siècle dernier.
Chemin faisant, il ne cesse de condamner la guerre. Engagé volontaire en 1914, à 46 ans, par solidarité, Alain fut et demeurera toujours pacifiste à tout crin, pour le meilleur comme pour le pire. Mars ou la guerre jugée, (1921), un de ses titres les plus lus, constitue un réquisitoire contre la transformation des hommes libres en esclaves. Le « plus jamais ça » des générations de la Grande Guerre va le conduire finalement à soutenir les accords de Münich, à fustiger le gaullisme et la résistance – ce qu’on découvre en détail en lisant les 800 pages grand format de son Journal inédit qui paraît aujourd’hui.
Ces textes couvrent les années 1937 à 1950. Le corps du penseur est malade, usé, perclus de rhumatismes. Une attaque l’a laissé presque incapable de se déplacer. Certains jours, Alain ne peut même pas écrire. Il vit reclus, avec Marie-Monique Morre-Lambelin, dans un pavillon du Vésinet. Mais cette diminution physique n’affecte pas ses capacités intellectuelles. Il suffit de lire pour le constater. Ceux qui aiment Alain seront donc charmés par la kyrielle de jugements et réflexions – supposés profonds et judicieux – que lui inspirent d’innombrables lectures où voisinent Montaigne et Spinoza, les mémoires de Saint Simon et le Consuelo de George Sand, la Phénoménologie de l’esprit de Hegel et les romans de Dickens. Notamment.
Là où rien ne va plus, c’est en politique : « J’espère que l’Allemand vaincra ; car il ne faut pas que le genre de Gaulle l’emporte chez nous » écrit-il le 23 juillet 1940. La remarque, déjà connue, pouvait passer pour l’indice d’une mauvaise pioche, résultant d’un pacifisme forcené et aveuglant. Or il y a bien pire, et bien plus grave : au fil du journal s’accumulent les preuves d’un antisémitisme profond et récurrent, dont Alain lui-même dit ne pas parvenir à se défaire (voir extrait).
Michel Onfray rassemble et examine les passages les plus accablants de ce journal dans un essai bien senti intitulé Solstice d’hiver. Alain, les Juifs, Hitler et l’Occupation. Pour une fois, Onfray vise juste. Sa déboulonnomanie galopante a choisi là une cible qui mérite d’être examinée de près. Il montre donc, de manière précise et convaincante, combien Alain lit attentivement Mein Kampf, en approuve l’essentiel, et va jusqu’à écrire, en 1940 : « On verra peut-être si, les Juifs éliminés de tout pouvoir, les choses vont mieux. Il se peut mais je n’en sais rien. » Et la guerre est jugée par Alain conséquence du capitalisme, lequel résulte de l’usure… donc des juifs ! Ce sont eux les responsable,s. De grands silences sont également éloquents : pas une ligne sur le débarquement des Alliés, la Libération, la chute de Berlin. Pas une ligne, jusqu’à la fin, en 1950, sur les camps d’extermination et l’assassinat de millions de Juifs, alors que la presse du temps, qu’il lit de près, en parle abondamment.
Quelles conséquences tirer de ce constat ? L’explication par le gâtisme est piètre et fausse. Minimiser l’antisémitisme d’Alain exige de pitoyables contorsions. Michel Onfray s’en tient pour sa part au scénario Docteur Jekill et Mister Hyde qui permet de sauver le bébé de l’eau du bain. Il faudrait aller bien plus loin, pour comprendre et non pour accabler. Il faudrait donc se demander en quoi Alain, si doux, si brave – et si loin d’être Maurras, Drieu ou Céline, sans parler de Heidegger… – plutôt qu’un salaud est un symptôme. De sa jeunesse à sa mort, il révèle la profonde composante antisémite qui imprègne la bonne culture française, même chez des gens supposés respectables. Vaste sujet, à creuser.
JOURNAL INÉDIT
1937-1950
d’Alain
Édition établie et présentée par Emmanuel Blondel
Équateurs, 832 p., 32 €
SOLSTICE D’HIVER
Alain, les Juifs, Hitler et l’Occupation
de Michel Onfray
Éditions de l’Observatoire, 112 p., 12,50 €
Extraits
« Il faut être juif pour écrire si mal »
« Le 28 janvier 1938. (…) Je voudrais bien, pour ma part, être débarrassé de l’antisémitisme, mais je n’y arrive point ; ainsi je me trouve avec des amis que je n’aime guère, par exemple Léon Blum. Je devrais oublier les remarques faciles. En réalité quand je lis avec indignation le mauvais style de Bergson, je n’oublie point qu’il est juif, et en cela je me sens injuste. Il me semble qu’il faut être juif pour écrire si mal, et pour se présenter en même temps pour un bon écrivain. C’est peut-être qu’un Juif imite simplement le style ordinaire, je veux dire le style Boutroux, Jules Lachelier, etc. et arrive à faire aussi bien que ces messieurs ; il a la simplicité d’en être fier. »
Journal inédit, 1937-1950, p. 63-64
« Pour la race, c’est-à-dire pour la liberté »
(Alain lit Mein Kampf) « Le 24 juillet 1940. (…) On perd de vue la vraie grandeur d’un peuple ; grandeur qui est de race et qui étend le territoire pour la race, c’est-à-dire pour la liberté. Ce noble motif est ce qui fait la gloire et le droit. Ici on découvre par les racines l’idée de l’espace vital, qui est une idée morale, disons l’idée morale même, l’idée du droit reposant sur la valeur. (…) On voit s’avancer en bon ordre les idées hitlériennes qui ont si profondément travaillé le sol européen (…) Lire suffisait ; car aussitôt l’illusion anglaise se dissipait, ainsi que la puissance juive, toutes deux profondément liées par le dessous. Toute l’humanité prenait un autre sens. Je rassemble ces idées avec l’espoir qu’elles referont les nouvelles notions politiques avec lesquelles nous devrons vivre. »
Ibid., p. 422-423