Dis moi ce que tu « portes »…
Des mots minuscules en disent parfois plus que de longs discours. Ce qui arrive actuellement au verbe « porter » vaut donc d’être regardé de près. Au premier regard, son omniprésence n’est que tic de langage, vogue éphémère, effet de mode. En scrutant ce que signifie cette invasion, il se peut qu’on apprenne autre chose.
Hier, ce mot n’avait rien de remarquable. Banalement, on portait des objets, des sacs, ou des armes… en les prenant dans les mains, sur ses bras, en les soutenant. Être point d’appui, seul soutien de quelque chose ou de quelqu’un – tel est le sens premier. C’est aussi en ce sens, par extension, que l’on porte des vêtements, ou même un parfum. En changeant de registre, même verbe peut signifier « produire » : une femme porte un enfant, un arbre des fruits.
Aujourd’hui, ces deux versants tendent presque à se confondre, à travers une spectaculaire extension des usages. Voilà en effet qu’on porte des projets, des valeurs, des réformes, des espoirs, des idées… Ecoutez donc parler les hommes politiques, ceux du gouvernement comme ceux de l’opposition, prêtez l’oreille aux propos des dirigeants d’entreprise, aux analyses des commentateurs : tout le monde est « porteur » de quelque chose. Ce ne sont pas des bagages, mais des visions, des convictions, des propositions – que l’on tient à bout de bras et qu’on fait vivre, à la fois.
Du coup, quantité de vieux verbes, longtemps usuels, sont remplacés désormais par « porter », qui se charge de sens multiples. Au lieu de « proposer » ou de « défendre » une mesure, on la « porte ». Au lieu de « prendre » ou de « mettre en œuvre » une décision, on la « porte ». De même qu’on « porte », dorénavant, une responsabilité au sens de « l’assumer », on « porte » également un projet au lieu de le « réaliser ». A la question « Qu’est-ce que tu portes ? », la réponse, autrefois, ne pouvait concerner qu’une tenue ou une eau de toilette. A présent, cette interrogation signifie « Quels sont tes plans ? Quelle tactique proposes-tu ? »
Le nouvel usage s’est infiltré partout – chez les commerciaux, les financiers, les DRH, les communicants. Toutefois, sans conteste, les hommes politiques en usent et abusent mieux que quiconque. Dans cette discipline non homologuée, Emmanuel Macron s’est imposé comme champion incontesté. On ne compte plus tout ce qu’il a porté, porte et portera, au long de sa campagne présidentielle et depuis son arrivée à la présidence. La liste complète occuperait des pages et des pages.
Exemples récents. Davos, 24 janvier, parlant de la nécessité de « refonder un vrai contrat mondial » qui ne soit pas uniquement « celui des gouvernements » le président précise : « si chacune et chacun ne considère pas qu’il a une part de ce contrat mondial à porter, ça ne marchera pas. » Sénégal, 3 février, le chef de l’Etat remercie les ministres – notamment de l’Enseignement supérieur et de l’Education Nationale – qui l’ont accompagné « pour porter ces sujets », et conclut que « la France portera cet engagement » d’accueillir des étudiants sénégalais, car l’éducation fait partie de « cette ambition que nous sommes venus porter ». Corse, 6 février, à la famille du préfet Erignac : « vous avez su, alors que vous étiez si douloureusement atteints, porter votre désir de justice avec courage ».
Pourquoi donc ce verbe est-il devenu le couteau suisse du vocabulaire présidentiel ? A défaut de réponse sûre et certaine, voici une hypothèse : cet usage conjugue habilement volontarisme et transcendance. Jadis, on se disait « porté » par plus grand que soi-même – un désir de justice, une inspiration créatrice, ou bien le cours de l’Histoire. Cette passivité marquait la présence d’une forme de transcendance. Même si l’on n’était porté que par l’ambition, celle-ci vous dépassait, et travaillait, à travers vous, à quelque dessein imprévisible. A présent, on ne se trouve plus porté, on porte, soi-même, ambitions, projets, valeurs et tutti quanti. Voilà qui permet d’avoir du souffle, de la transcendance, tout en conservant la maîtrise, le contrôle volontariste.
Être porteur d’un projet, au lieu d’être porté par lui, n’a pas l’air d’un grand changement. Il se pourrait, malgré tout, qu’il s’agisse d’une singulière transfiguration. Une certaine manière de s’approprier la transcendance, la possibilité d’être « en même temps » Jeanne d’Arc et Jupiter. Une façon de combiner la mystique, réelle ou fantasmée, et la souveraineté. Ce n’est qu’une hypothèse.