« Philô » veut dire « j’aime »
Une langue n’est pas entièrement responsable des œuvres qui s’inscrivent en elle. Mais elle ne leur pas étrangère. Sans être la cause directe de ce qui se dit dans sa syntaxe, son vocabulaire ou ses formes singulières, elle configure un apport au monde, espace de pensée et de sensibilité.
Pas de doute : le grec ancien, de ce point de vue, est une rareté. La langue qui a hébergé et nourri Homère, Sophocle, Pindare, Aristophane, Platon, Hérodote et des centaines d’autres – de Parménide à Damascius, de Démocrite à Proclus – ne peut pas être tout à fait comme les autres. Affirmer, comme Heidegger, qu’on ne peut philosopher qu’en grec et en allemand, est pure ineptie. Mais il serait bien naïf de croire que le grec n’est pour rien dans l’éclosion de ces kyrielles de génies.
« Chaque langue présuppose une façon particulière de voir la réalité » affirme Andrea Marcolongo, qui s’est demandé comment comprendre, et faire comprendre, ce qui rend cette langue « géniale ». Chemin faisant, la jeune et talentueuse helléniste italienne a carrément inventé un genre littéraire inédit : le journal intime érudit.
La langue géniale est en effet un livre très austère, dans le fond, et très charmant, dans la forme. Longue lettre d’amour à la grammaire, témoignant d’une passion obstinée et fiévreuse, intelligente et communicative, pour les tournures linguistiques des Grecs antiques. Il y est donc question de formes verbales, de déclinaisons, de genres, de modes, considérations copieusement ennuyeuses dans le monde « normal ». Mais ces données se trouvent, ici, entrelacées à tant d’enthousiasme, de digressions étranges, de confessions personnelles et intelligentes que le plus insensible des lecteurs peut craquer. Le cas est visiblement fréquent, puisque ce livre a dépassé en Italie les 200 000 exemplaires, et qu’une dizaine de traductions sont en cours.
Parmi les neuf raisons d’aimer le grec que détaille Andrea Marcolongo, on retiendra notamment l’existence de trois genres (masculin, féminin, neutre, en remarquant, par exemple, que les noms de certaines parties du corps sont neutres), l’usage de trois nombres (singulier, pluriel, duel, ce dernier indiquant une paire d’éléments fusionnés). On ne saurait passer sous silence l’accent mis par les verbes sur « l’aspect » plutôt que sur le temps : ce qui compte n’est pas le passé, ni l’avenir, mais plutôt ce qui est en train de se faire, ou bien ce qui est achevé. Impossible de ne pas mentionner l’optatif, « mode unique dans toutes les langues du monde », capable d’exprimer mille nuances de souhait et d’éventualité.
Deux regrets mineurs. N’est pas signalée la belle capacité du grec ancien à transformer en substantif toutes sortes de formes verbales (en distinguant par exemple « le mangé », « le manger », « le mangeant », etc.), qui constitue pourtant un des ressorts de l’analyse philosophique. D’autre part, dans l’édition française, les termes grecs ne sont nulle part translittérés, ce qui gênera forcément l’accès de ceux qui ne lisent pas cet alphabet.
L’essentiel, malgré tout, demeure l’allégresse, l’humour, la sensibilité qui habitent cet essai. Si, après l’avoir lu, vous n’aimiez vraiment pas le grec ancien, force serait de constater qu’aucune curiosité, aucune émotion, aucun dépaysement ne vous atteint plus. Vous auriez au moins appris ça… Mais la langue n’en est pas responsable !
LA LANGUE GÉNIALE
9 bonnes raisons d’aimer le grec
(La lingua geniale. 9 ragioni per amare il greco)
Traduit de l’italien par Beatrice Robert-Boissier
d’Andrea Marcolongo
Les Belles Lettres, 198 p., 16,90 €